Arbitrage (interne), clause attributive de compétence et...rupture brutale de relations commerciales établies : Cass. com. 1er mars 2017 (n°15-22675, P+B+R+i)
Les relations entre arbitrage et rupture des contrats, en droit interne, sont "polluées" par le fondement, assez classique, de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. On pourrait estimer que, à l'avenir, le ressort de l'association de l'article 1211 et 1226 du Code civil (réformé) assure une forme de "civilisation" des fondements textuels propres à dissocier l'aspect "civil", ordinaire, de droit commun du traitement contentieux du fait de la rupture et l'aspect "concurrentiel", punitif, exceptionnel, impliquant par exemple le jeu de l'action du ministre.
La "pollution" tient au fait que la jurisprudence est divisée quant à la question de savoir si la responsabilité de l'article L. 442-6 du Code de commerce est de nature contractuelle ou délictuelle, la nature délictuelle s'imposant, en général, en droit interne, fondée sur l'idée qu'il s'agit d'une sanction de "l'illicite" concurrentiel, ce qui emporte des conséquences majeures sur le sort des clauses contractuelles mises en oeuvre dans le traitement de cette question et notamment les clauses relatives au litige. la question est d'autant plus complexe que lorsqu'il s'agit d'un contrat international, la jurisprudence considère alors que la responsabilité est de nature contractuelle, ce qui implique de respecter les clauses relatives au litige. Enfin, au jeu du traitement du litige s'ajoute la question de l'action du ministre de l’article L. 442-6, III du Code de commerce, qui est une action autonome de l'action que les parties auraient pu engager. Cette autonomie se manifeste tant en ce qu’elle ne suppose pas que la victime réelle d’une pratique de l’article L. 442-6 I ou II agisse, de concert ou indépendamment et en ce qu’elle ne distingue du support éventuel de l’action que la victime de cette pratique pourrait faire valoir.
Qu’en est-il lorsque le contrat contient une clause compromissoire ? Le principe « compétence-compétence » s’oppose a priori à celle du juge étatique (Comp. pour un contrat international : Cass. civ ; 1ère, 8 juill. 2010, n° 09-67.013, D. 2010. 2884 , note M. Audit et O. Cuperlier, 2544, obs. C. Dorandeu, et 2937, obs. T. Clay ; Rev. crit. DIP 2010. 743, note D. Bureau et H. Muir Watt, et pour un contrat interne : Cass. com. 21 oct. 2015, n°14-25.080, JCP E 2016, 1138, note R. Kaminsky et J. Rozier ; D. 2015, p. 2537, note N. Dissaux). En revanche, l’action du ministre, parce qu’elle est autonome, peut s’exercer devant le juge étatique, et non devant un tribunal arbitral tel qu’il devrait être désigné dans le contrat conclu entre la victime et l’auteur de la pratique ; plus exactement, la clause compromissoire est, au visa des articles 1448 et 1506 du Code de procédure civile, manifestement inapplicable au litige opposant le ministre et l’auteur des pratiques (Cass. civ. 1ère, 6 juill. 2016, n°15-21.811, JCP, éd. E., 2017, 1079, obs. D. Mainguy).
Qu'en est-il enfin, face à une pluralité de contrats comportant une pluralité de techniques de traitement du litige? Tel était le problème posé devant la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans l'arrêt du 1er mars 2017 ici rapporté : un contrat de "prospection commerciale" conclu entre un cabinet de maîtrise d'oeuvres français et une filiale française (Lavalin) d'une société (de construction) de droit canadien (Groupe Lavalin), comprenant une clause attributive de juridiction (T. com. Créteil), suivi de cinq contrats d'assistance technique pour des constructions au Maroc entre le même cabinet de conseil et une autre filiale française (Lavalin international) de ce groupe canadien, comprenant une clause compromissoire ; la société Lavalin international résilie les cinq contrats en 2014 et le cabinet français engageait une action fondée sur l'article L. 442-6, I, 5° C. com. devant le Tribunal de commerce de Paris, pour statuer sur les cinq plus un contrats, qui s'est déclaré compétent, décision infirmée en appel, au profit d'un tribunal arbitral à constituer et du tribunal de commerce de Créteil. L'enjeu était de savoir si le premier contrat était, ou non, un contrat cadre encadrant les cinq autres, de sorte qu'un conflits des clauses aurait pu justifier la discussion sur la caractère manifestement inapplicable de la convention d'arbitrage et, à défaut, de savoir si les clauses compromissoires permettaient le développement d'un arbitrage malgré l'invocation de l'article L. 442-6, I, 5° et enfin de savoir si la clause attributive de compétence devait, pour le premier contrat, être appliquée, malgré l'invocation de ce texte au motif qu'il était noyé dans d'autres arguments.
Sur ces deux points, la Cour rend une décision très heureuse. En premier, sur la question purement contractuelle permettant de définir les champs contractuels dissociés ou associés de ces contrats : le contrat de prospection n'est pas un contrat encadrant les contrats d'asssitance technique et ils doivent être dissociés, d'un côté les cinq contrats d'assistance technique et de l'autre le contrat de prospection, avec leurs techniques propres de gestion contractuelle des litiges :
Mais attendu, en premier lieu, que, par une appréciation souveraine des éléments soumis au débat contradictoire, l’arrêt retient, d’un côté, que le contrat du 10 octobre 2005 conclu entre la société Lavalin et la société CMO n’était ni un contrat cadre des cinq contrats conclus postérieurement entre cette dernière et la société Lavalin international, ni un contrat à l’origine de ceux-ci, dès lors qu’ils n’ont pas été conclus entre les mêmes parties, portent sur un objet distinct et s’exécutent dans des zones géographiques différentes et, de l’autre, que l’autonomie de la société Lavalin international, admise par la société CMO à l’occasion d’un litige arbitral relatif à un paiement de factures, excluait la confusion entre les sociétés du groupe Lavalin ; que de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu déduire que la rupture en cause ne portait que sur la relation commerciale entre ces sociétés résultant des seuls contrats conclus en 2011 et 2012 ;
Il en résulte donc que la convention d'arbitrage, s'agissant des cinq contrats d'assistance technique, avait vocation à être mise en oeuvre :
Et attendu, en second lieu, que selon le principe compétence-compétence, il appartient à l’arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la clause d’arbitrage ; qu’ayant constaté que les contrats de 2011 et 2012 comportaient une clause d’arbitrage et justement énoncé que l’arbitrage n’était pas exclu du seul fait que les dispositions impératives de l’article L. 442-6,I,5°du code de commerce étaient applicables, la cour d’appel, qui a retenu que la clause compromissoire n’était pas manifestement inapplicable, a statué à bon droit en déclarant le tribunal de commerce de Paris incompétent ;
En revanche, la compétence du tribunal de commerce de Créteil doit être écartée au profit du Tribunal de commerce de Paris s'agissant du contrat de prospection commerciale en application des règles des articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce :
Attendu que les dispositions du premier texte attribuant le pouvoir juridictionnel, pour les litiges relatifs à son application, aux juridictions désignées par le second ne peuvent être mises en échec par une clause attributive de juridiction ;
Attendu que pour déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent et renvoyer les parties devant le tribunal de commerce de Créteil, l’arrêt retient que s’il ne peut être procédé à un examen au fond des demandes fondées sur la rupture alléguée d’une relation commerciale, force est de constater en l’espèce, qu’en l’absence de toute rupture desdits contrats, le litige ne peut s’analyser comme étant relatif à l’application des dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce et qu’il ne peut, dès lors, être valablement fait référence aux articles désignant des juridictions spécialisées pour connaître d’un différend fondé sur cet article et soutenir la compétence du tribunal de commerce de Paris ;
La difficulté ici tient au fait que le contrat n'avait pas été rompu, ou du moins qu'une discussion existait sur ce point, et donc sur la puissance d'invocation de l'article L. 442-6 du Code de commerce. Il suffirait donc d'invoquer ce texte pour que, automatiquement, les juridictions désignées par l'article D. 442-3 soient compétentes. On pourrait considérer qu'il y a un élément dilatoire dans cette manière de procéder : assigné devant une juridiction x (ne correspondant pas aux juridictions identifiées dans ce texte), il suffirait donc d'invoquer l'article L. 442-6 pour justifier une exception d'incompétence et, ce faisant retarder l'issue du litige. Ce n'est pas inexact, mais retenir une solution contraire risquerait d'aboutir à des risques encore plus importants, par exemple si, au final, le débat sur l'application de l'article L. 442-6 s'avérait réel et justifiant, en cours de débat au fond, l'incompétence de la juridiction. Une bonne administration de la justice justifie pleinement cette solution.
Arbitrage - Clause compromissoire -
Dispositions impératives de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce
Arbitrage - Clause compromissoire - Dispositions impératives de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce
Demandeur : société Cabinet maitrise d’oeuvre, et autre
Défendeur : société SNC Lavalin international, et autres
Attendu, selon l’arrêt attaqué, rendu sur contredit, que la société de droit canadien Lavalin Inc, appartenant au groupe international Lavalin, spécialisé dans l’ingénierie et la construction d’infrastructures, dispose de trois filiales de droit français, respectivement la société Lavalin Ile-de-France, aux droits de laquelle est venue la société Lavalin, la société Lavalin international et la société Lavalin Europe ; que par un contrat du 10 octobre 2005 comportant une clause attributive de juridiction au profit du tribunal de commerce de Créteil, M. X..., qui s’est substitué ensuite la société Le Cabinet de maîtrise d’oeuvre (la société CMO), a confié à la société Lavalin une mission de développement, prospection, relations publiques ou coordination technique sur l’ensemble du territoire français ; qu’en 2011 et 2012, la société CMO a conclu avec la société Lavalin international cinq contrats d’assistance technique pour la réalisation de projets immobiliers au Maroc, comportant une clause compromissoire ; que le 11 février 2014, la société Lavalin international a résilié ces contrats ; que M. X... et la société CMO ont assigné les sociétés Lavalin, Lavalin international et Lavalin Europe devant le tribunal de commerce de Paris pour rupture brutale d’une relation commerciale établie ; que la société Lavalin international a soulevé l’incompétence de la juridiction sur le fondement de la clause compromissoire, tandis que la société Lavalin a soulevé une exception d’incompétence territoriale en se prévalant de la clause attributive de juridiction ; que le tribunal de commerce de Paris s’est déclaré compétent ; Sur le premier moyen :
Attendu que la société CMO et M. X... font grief à l’arrêt de déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent pour connaître de leurs demandes à l’encontre de la société Lavalin international alors, selon le moyen :
1°/ qu’en présence d’une convention d’arbitrage manifestement inapplicable, le juge étatique est compétent ; qu’en déclarant le tribunal de commerce de Paris incompétent pour connaître des demandes de la société CMO et de M. X... à l’encontre de la société Lavalin international, après avoir constaté que la société CMO et M. X... avaient saisi le tribunal de commerce de Paris sur le fondement de l’article L. 442-6 I 5° du code de commerce en raison de la rupture brutale de la relation commerciale établie entre la société CMO et les sociétés du groupe Lavalin, trouvant son origine dans un contrat signé le 10 octobre 2005 avec la société Lavalin Ile-de-France, devenue SNC Lavalin et que la clause compromissoire litigieuse n’était insérée que dans des contrats particuliers, conclus à partir de 2011, propres à des projets spécifiques réalisés au Maroc, unissant uniquement la société CMO à la société Lavalin international et qu’elle limitait expressément l’arbitrage aux différends relatifs à l’interprétation et l’exécution de ces contrats, la cour d’appel a violé les articles 4, 5 et 1448 du code de procédure civile ;
2°/ qu’engage la responsabilité de son auteur la rupture, même partielle, de relations commerciales établies constituées par une succession de contrats conclus avec diverses sociétés d’un même groupe et trouvant son origine dans un contrat cadre ; qu’en refusant de qualifier de contrat cadre la convention du 10 octobre 2005 en exécution de laquelle avaient pourtant été conclus l’ensemble des contrats avec les sociétés du groupe Lavalin et tout particulièrement les cinq contrats signés en 2011-2012, l’ensemble constituant une relation commerciale établie, quand il était acquis au débat et non contesté que le contrat du 10 octobre 2005 comportait une clause d’exclusivité au profit de la société Lavalin Ile-de-France, devenue SNC Lavalin, de sorte que les contrats subséquents, conclus avec d’autres entités du groupe Lavalin s’inscrivaient nécessairement dans le cadre de ce contrat, sauf à le violer, la cour d’appel a méconnu les dispositions des articles 1134 du code civil et L. 442-6 I 5° du code de commerce ;
3°/ qu’engage la responsabilité de son auteur la rupture même partielle de relations commerciales établies constituées par une succession de contrats conclus avec diverses sociétés d’un même groupe et trouvant son origine dans un contrat cadre ; qu’en retenant, pour exclure l’existence d’une relation commerciale établie, que le contrat du 10 octobre 2005 et les contrats conclus ultérieurement ne l’avaient pas été par les mêmes parties – la société Lavalin Ile-de-France, devenue SNC Lavalin pour le premier, la société Lavalin international pour les autres - motif impropre à exclure l’existence de relations commerciales établies entre la société CMO et les sociétés du groupe Lavalin, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 442-6 I 5° du code de commerce ;
4°/ que toute rupture brutale, même partielle, de relations commerciales établies, engage la responsabilité de son auteur ; qu’en considérant qu’il importerait de retenir que le contrat du 10 octobre 2005 n’aurait pas fait l’objet de résiliation, seuls les cinq contrats signés ultérieurement l’ayant été, motif impropre à exclure la rupture brutale de relations commerciales établies, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 442-6 I 5° du code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu, que, par une appréciation souveraine des éléments soumis au débat contradictoire, l’arrêt retient, d’un côté, que le contrat du 10 octobre 2005 conclu entre la société Lavalin et la société CMO n’était ni un contrat cadre des cinq contrats conclus postérieurement entre cette dernière et la société Lavalin international, ni un contrat à l’origine de ceux-ci, dès lors qu’ils n’ont pas été conclus entre les mêmes parties, portent sur un objet distinct et s’exécutent dans des zones géographiques différentes et, de l’autre, que l’autonomie de la société Lavalin international, admise par la société CMO à l’occasion d’un litige arbitral relatif à un paiement de factures, excluait la confusion entre les sociétés du groupe Lavalin ; que de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu déduire que la rupture en cause ne portait que sur la relation commerciale entre ces sociétés résultant des seuls contrats conclus en 2011 et 2012 ;
Et attendu, en second lieu, que selon le principe compétence-compétence, il appartient à l’arbitre de statuer, par priorité, sur sa propre compétence, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la clause d’arbitrage ; qu’ayant constaté que les contrats de 2011 et 2012 comportaient une clause d’arbitrage et justement énoncé que l’arbitrage n’était pas exclu du seul fait que les dispositions impératives de l’article L. 442-6,I,5°du code de commerce étaient applicables, la cour d’appel, qui a retenu que la clause compromissoire n’était pas manifestement inapplicable, a statué à bon droit en déclarant le tribunal de commerce de Paris incompétent ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
Mais sur le second moyen, pris en sa première branche : Vu les articles L. 442-6 et D. 442-3 du code de commerce ;
Attendu que les dispositions du premier texte attribuant le pouvoir juridictionnel, pour les litiges relatifs à son application, aux juridictions désignées par le second ne peuvent être mises en échec par une clause attributive de juridiction ;
Attendu que pour déclarer le tribunal de commerce de Paris incompétent et renvoyer les parties devant le tribunal de commerce de Créteil, l’arrêt retient que s’il ne peut être procédé à un examen au fond des demandes fondées sur la rupture alléguée d’une relation commerciale, force est de constater en l’espèce, qu’en l’absence de toute rupture desdits contrats, le litige ne peut s’analyser comme étant relatif à l’application des dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce et qu’il ne peut, dès lors, être valablement fait référence aux articles désignant des juridictions spécialisées pour connaître d’un différend fondé sur cet article et soutenir la compétence du tribunal de commerce de Paris ;
Qu’en statuant ainsi, alors que la société CMO et M. X... avaient saisi le tribunal de commerce de Paris sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce et que cette juridiction était désignée pour statuer sur l’application de cet article pour le ressort de la cour d’appel de Paris, la cour d’appel a violé les dispositions des textes susvisés ;
Et vu l’article 627 du code de procédure civile, dont l’application est proposée par la défense ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il déclare le contredit bien fondé en ce qui concerne les demandes formées par la société Cabinet maîtrise d’oeuvre et M. X... contre la société Lavalin, déclare incompétent le tribunal de commerce de Paris au profit du tribunal de commerce de Créteil pour connaître de ces demandes, et en ce qu’il statue sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile, l’arrêt rendu le 18 juin 2015, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ;