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droit d'inventaire

 

 

 

Regard prédictif sur la justice prédictive

 

Une lecture rapide de cet article pourrait laisser penser que je suis critique à l'endroit de l'institution de la "Justice prédictive", qui serait un mal en soi,  et, par conséquent, contre tout progrès etc. Ce serait aussi rapide que d'avoir vu dans les films de Paul Verhoeven, Robocop ou Starship Troopers, des films d'action où il s'agissait de grand films politiques.

Ceci pour avertir qu'il ne sera pas question ici d'un regard béât et admiratif devant des machines mais d'une tentative de mise en perspective.

La prédiction, en droit ou dans les décisions de justice, n'a, en effet, rien de nouveau. On parlait plutôt, jusqu'à présent, de prévisibilité des décisions de justice, par exemple dans le débat fameux sur la question de l'effet dans le temps des revirements de jurisprudence. "Justice prédictive" est une traduction, primaire, de la formule anglo-américaine, "predictive Justice". Va pour Justice prédictive donc.

Je voudrais signaler aussi que j'ai lu, bien entendu, l'article de Antoine Garapon, Les enjeux de la justice prédictive (JCP, éd. G., 2017, 31) et l'article à paraître de mon excellent ami Bruno Dondero au Dalloz, La justice prédictive, la fin de l'aléa judiciaire? Ceci pour prévenir contre toute idée d'un plagiat quelconque.

Quiconque s'intéresse, même de loin, à cette question se sent concerné : est-il possible de prédire la décision qui sera rendue par le juge Machin dans l'affaire Trucmuche contre Bidule?

Vieille question : autrefois, le jeune avocat allait rendre visite à un ancien, qui connaissait les moeurs du tribunal, les juges, leur façon de juger etc., de manière à réduire cet épouvantail du droit, "l'aléa judiciaire". Il y a l'avocat qui connaît le droit et celui qui connaît le juge, disait-on, non sans que cette formule contienne un certain nombre de non-dits. C'est d'ailleurs un point que les non juristes ne maîtrisent pas bien : d'une part une question de droit est, par nature, relative, en ce sens qu'elle oppose au moins deux sous-questions, celle posée par le locataire, ou l'employé ou le consommateur, et celle posée par le bailleur ou l'employeur ou le professionnel et parce que la réponse sera apportée par un tiers, supposément impartial et indépendant, le juge ("le" juge étant une figure, une institution, il faudrait connaître le juge, ou les juges, leur formation, leurs pensées, etc, pour tenter de discerner leurs futures décisions, ce qui n'est pas dans la tradition de l'observation française de la figure du juge). Or, ce(s) juge(s) sont des professionnels de l'action de rendre la justice, ce dossier compte parmi les milliers qu'il a déjà visités et les milliers qu'il visitera, quelque attention qu'il porte à chacun.

La réduction de la l'aléa judiciaire, en tant que la décision de justice rendue par des humains, est donc d'abord une affaire d'avocats. Autre peut-être serait la question d'une décision de justice rendue par des machines.

1. On mesure alors que la subjectivité liée à la supposée connaissance du tribunal par l'avocat ancien consulté par l'avocat plus jeune ou extérieur (d'où la tendance pour l'avocat extérieur à saisir un ancien bâtonnier local pour être représenté dans une affaire sensible)  peut avoir de finalement peu satisfaisant en termes de prévisibilité (ou prédictibilité) de la décision. Insatisfaction compensée par la citation de décisions de la juridiction concernée, par exemple via des bases de données existantes, du type jurisdata voire legifrance.

C'est ici qu'intervient la logique de la justice prédictive. Il s'agit tout simplement de faire entrer dans des machines, animées par un algorithme adapté, toutes les décisions d'une juridiction, d'un pays, du monde, etc.  de manière à pouvoir ensuite réaliser des "demandes" précises.

Il y adonc deux outils primaire à maîtriser, une base de données de décisions (BDJ dans l'article de Bruno Dondéro) et un algorithme permettant d'assurer un tri efficace (nom des juges, résultats, type de demande, etc.), et un outil secondaire, un logiciel assurant aux utilisateurs abonnés l'accès aux fonctions primaires.

Les bases de données existent ; c'est même une vieille histoire. L'IRETIJ à Montpellier avait, dès le début de "l'informatique juridique" proposé d'établir une bibliothèque de décisions, présentées sous forme "d'abstracts" destinées à une recherche aisée, entreprise relayée par bien des centres de recherches proposant une analyse (papier) systématique des décisions de cours d'appel en droit du divorce ou en matière d'indemnisation des préjudices corporels, Légifrance, publie environ 15.000 décisions nouvelles par an, jurisdata environ 350.000, tandis que que ce sont près de 4.000.000 de décisions dont la publication est attendue depuis al loi "Lemaire" du 7 octobre 2016, modifiant le Code des relations entre le public et l'administration, et imposant la mise à disposition du public de toutes  ces décisions, après  "avoir fait l'objet d'un traitement permettant de rendre impossible l'identification de ces personnes" (CRPA, art. L. 312-1-2). Une lecture attentive du Code amendé suppose d'ailleurs que "ladministration" de la justice par exemple publie en ligne "Les bases de données, mises à jour de façon régulière, qu'elles produisent ou qu'elles reçoivent et qui ne font pas l'objet d'une diffusion publique par ailleurs" (CRAP, art. L. 312-1-1), ce qui devrait comprendre l'ensemble des bases de données établies, notamment, par le service de documentation de la Cour de cassation, sur à peu près tous les sujets, et récapitulant de manière ordonnée l'ensemble des décisions de la Cour.

C'est donc une somme d'information considérable, non immédiatement accessible au public aujourd'hui, de tous les degrés de juridiction, en supposant que tous ces degrés disposent des moyens de rendre ces décisions disponibles, qui devraient donc abonder ce Big Data Judiciaire et ce de manière considérable, avec un certain retard tout de même en raison tant du passage par le logiciel d'anonymisation, que du temps de ce traitement. Le Big Data Judiciaire en temps réel n'est donc pas pour aujourd'hui.

Le traitement des bases par un algorithme est actuellement réalisé par un certain nombre d'entreprises, souvent des ingénieurs et des juristes, Case Law Analytics, Predictice Lex Machina aux Etats-Unis, etc. On peut penser que ces offres vont se multiplier.

L'objectif est de disposer d'un outil informatique, un algorithme, permettant d'assurer un tri dans cet open date judiciaire, selon un certain nombre de critères pertinents. Le cas classique est celui de savoir si dans telle situation (en pratique question de pension alimentaire ou de prestation compensatoire à la suite d'un divorce, indemnité en cas de licenciement, ou de préjudice corporel, etc.) tel tribunal accordera telle solution et en telle quantité. De même la question pourra être affinée à deux degré : quel taux de réformation, dans quelle proportion? ou en termes de probabilité : quelle est le taux de chance de succès d'une action en concurrence déloyale dans telle situation. On mesure alors la difficulté de l'algorithme face à des différences de rédaction, de fondements choisis, de motivation par les juges. Il est évident qu'un algorithme très sophistiqué, supposant une appréciation des ressemblances, des différences, des analogies ou des antinomies, etc. par un juriste expérimenté et pour un algorithme révisable voire auto-apprentis doit être utilisé et donc que en pratique ce type d'outil pourra fonctionner dans des cas types impliquant un grande nombre de décisions permettant de lisser les cas "déviant", "bizarres" ou non reconnus par la machine.

Même approximatif toutefois, on peut supposer que le recours à ce type d'outil sera plus efficace que celui des ressources mémorielles et sociales de l'ancien bâtonnier, fussent-elles, par nature, exceptionnelles.

Sauf exception d'ailleurs, on peut supposer que, dans un premier temps tout au moins, la justice prédictive ne sera pas prédictive : il s'agira tout simplement d'utiliser les ressources en termes d'analyse quantitative, "macrojuridique" en quelque sorte, de la base et de l'outil pour savoir quelle tendance résulte de l'utilisation de la base (ce qui suppose que l'outil algorithmique soit le bon, que les questions posées, via l'outil secondaire par l'interrogateur soient les bons, etc.).

Par exemple si on pose la question de savoir quelles sont les chances dans un contrat de travail ayant fait l'objet d'un licenciement pour telle cause, d'obtenir une indemnité, voire quelle indemnité en moyenne, cela suppose que la cause de licenciement en question ait été recensée, qu'elle a été identifiée de manière identique par les décisions observées par la machine, ou que celle-ci dispose de la capacité de lier des causes identifiées comme synonymes, etc. pour obtenir une simple quantité : 88% de chance obtenir une indemnité de 20.000 €. Encore faudra-t-il mener l'action, combattre les arguments de son adversaire, attendre la décision du juge. Ou bien, se rendre compte, face à une assignation reçue, que les chances de gains sont plus faibles que les chances de perte pour tenter d'obtenir une transaction. L'outil peut cependant être utilisé pour identifier les arguments, ou les fondements juridiques qui offrent le plus de chance de succès, notamment devant telle juridiction. On peut toutefois supposer que plus le litige sera complexe ou que moins la règle de droit utilisée sera précise et plus le recours à l'outil informatique s'avèrera consommateur de temps, et donc d'honoraires. Croire donc que les outils de "justice prédictive" sont de nature à réduire les couts de l'accès à la justice est sans doute un leurre.

On réduit en outre moins l'aléa judiciaire, entendu comme la capacité du juge saisi de comprendre l'enjeu du litige et de juger comme il le fait ordinairement ou comme le font ordinairement ses collègues, que de réduire l'aléa initial de l'avocat, à savoir le sentiment, à la suite d'une étude précise du dossier, que les arguments qu'il développe sont juridiquement fondés.

Si en effet on utilise la machine pour savoir si dans cette action-ci, les chances de succès devant tel juge à tel endroit tel heure sont de telle nature, on risque de rencontrer quelques surprises.

C'est également un outil qui peut s'avérer très utile pour la recherche : savoir sur une masse significative de décisions, que telle solution est retenue sur la base de telle approche, telle demande ou telle autre, n'est pas sans intérêt, y compris dans des domaines a priori moins recherchés de l'outil et de la base, voire pour identifier des décisions originales par opposition aux décisions ordinairement rendues et tenter de les expliquer voire de les mettre en avant. Bref, ce peut être un outil magnifique pour la doctrine.

Pour résumer, la combinaison du Big Data judiciaire, des algorithmes juridiques et des logiciels d'accès assurent un accès à l'information judiciaire jusqu'ici inconnu, mais pas plus. L'interprétation d'un texte légal à un cas particulier plonge en général celui qui s'y prête dans un océan d'incertitudes que son expérience, la connaissance de la discipline, la maîtrise de la méthode d'interprétation juridique ( à supposer qu'il y en est une), etc. permet de limiter ; il en est de même de l'interprétation d'une décision de justice; la connaissance de toutes les décisions de justice ne change rien à la question de l'interprétation à venir, qui est en outre réalisée par un tiers, le juge, dont on peut simplement mesurer les tendances, et maximiser le choix des arguments retenu devant ce juge, via l'accès à ces outils.

2. Pour qu'il en soit différemment, c'est-à-dire, pour faire en sorte que la "justice predictive" se présente de manière effectivement prédictive et non plus de manière simplement quantitative, il faudrait des changements, institutionnels, autrement plus importants, qui ne nous ferait rien moins que changer de modèle de société (sans doute d'ailleurs vers une société définitivement autoritaire).

Ainsi, on pourrait imposer aux juges d'utiliser des normes sémantiques définies (par qui?) de telle manière que leurs décisions soient conformes aux outils algorithmiques (maîtrisés par qui?) afin que les résultats de la consultation du big data judiciaire soit plus efficace.

Il faudrait surtout que les juges rendent des décisions prévisibles, c'est-à-dire qu'ils évitent cette horripilante (pour un robot) tendance à utiliser des motivations variées, voire à changer de jurisprudence,  bref à réaliser ce vieux rêve conservateur et utopique du "juge automate", le juge "bouche de la loi", dont l'actualité récente nous montre d'ailleurs qu'il est toujours d'actualité, un juge aux ordres. Quoi de mieux alors, qu'un juge non juge, un juge robot ? Il n'est pas inintéressant que les articles consacrés à cette question dans la presse généraliste dérivent très souvent de la question de la justice prédictive vers celle du juge robot. Et de citer l'expérience réalisée sur la base de l'interprétation de trois articles de la CEDH, à la Cour, pour observer que la machine "juge" comme des humains dans près de 75 % des cas. Ce qui fait tout de même 25% des cas qui sont différents. Quels sont ces cas, des cas simples ou des cas difficiles? Vraisemblablement ces derniers. Il n'est pas inenvisageable d'utiliser des outils informatiques pour faciliter la tâche du juge, au stade des formations de filtrage par exemple lorsque se posent des problèmes de recevabilité d'un recours, et encore sous la vérification d'un juge humain. Imaginer cependant que la machine pourrait remplacer les juges humains dans des procès relève de la science fiction politique, assez dramatique d'ailleurs : pourquoi pas un policier-juge-bourreau, comme dans le film, catastrophique par ailleurs dans son traitement mais terrifiant sans ses préconisations, Judge Dredd : le policier-juge-bourreau constate une infraction, la juge, puisque le jugement suppose alors simplement l'accès à une base de donnes permettant une décision automatique et sans aucune interprétation, et la sanctionne. On mesure bien la mutation totale, inimaginable, de la fonction de juger qui en résulterait, la justice étant ramenée à une justice de Code de la route.

La justice, la fonction de juger, est une affaire d'interprétation, dont la description est d'ailleurs si difficile qu'il faut des ouvrages très complexes et très disputés (V. H. Kelsen, M. Troper, B. Frydman, etc.), c'est-à-dire des trésors d'intelligence et d'expérience pour simplement tenter de parvenir à s'entendre sur les termes du débat de ce qu'est une interprétation juridique. Elle dépend des arguments choisis par les parties (optimisés par l'expertise de l'avocat voire par un outil informatique), de l'audace de leurs avocats (toutes les grandes avancées jurisprudentielles répondent à des "coups" d'avocats en termes d'interprétation, souvent devant la Cour de cassation, en droit privé tout au moins), de la réception de ceux-ci par le juge, de sa timidité, de sa capacité de rébellion ou au contraire de soumission, sachant qu'une formation de jugement est général plurielle conduisant donc à une solution médiane, du degré de juridiction, de la variété des stratégies et des tactiques judiciaires retenues, etc.

Une justice mécanisée supposerait donc que les avocats aussi aient, soit disparu soit été remplacés par des machines ; la justice comme interface logicielle.

Tout le monde saisit bien que l'accès aux outils dits de "justice predictive" et plus largement de traitement juridique assisté par ordinateur (les grandes entreprises disposent depuis longtemps de techniques automatisées de gestion des contrats : envois de mises en demeure, de courriers de résiliation, ou de renouvellement, etc.) offre de confort, voire de précision dans la mise oeuvre de techniques juridiques.

Imaginer cependant que ces outils assureraient une forme d'automatisation de la justice, est un rêve de tyran.

 

D. Mainguy

 

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