Le traitement du « bridage » par opérateur de téléphonie mobile par la concurrence déloyale (Paris 24 sept. 2021, n°20/03116, BT c. Free)
D. Mainguy, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne (IRJS, Département « Droit public et privé de l’économie)
La réparation du préjudice économique est une question fondamentale, bien plus complexe qu’elle n’y paraît (Comp. M. Cayot, Le préjudice économique pur, Ed. Institut universitaire Varennes, 2017, M.-S. Bondon, Le principe de réparation intégrale du préjudice, contribution à une réflexion sur l'articulation des différentes fonctions de la responsabilité civile : th. Montpellier, 2019). Il ne s’agit souvent pas de « réparer » un préjudice subi, au sens traditionnel du terme où l’on considère qu’une situation juridique atteinte doit faire l’objet d’une remise en l’état d’origine par un mécanisme d’indemnisation, mais bien plus souvent de considérer, au sens propre, une situation économique perturbée et d’en tirer des conséquences pécuniaires, y compris sous la forme d’une « sanction », à travers des dommages et intérêts qui pourraient ne pas être que réparatoire.
Deux types de préjudices dits matériels ou économiques émergent en effet, le préjudice économique dérivé d’une atteinte préalable à un bien ou à une personne, et le « préjudice économique pur », indépendant de toute atteinte préalable à des biens ou à une personne.
La césure entre ces deux types de préjudice est souvent assez délicate. Par exemple, l’article L. 464-2 du Code de commerce, s’agissant des sanctions pécuniaires susceptibles d’être infligées pour l’Autorité de la concurrence, depuis la réforme de cette partie par l’ordonnance du 26 mai 2021 transposant la directive n°2019/1, ne décrit plus la nature de cette sanction sinon comme une technique de rétablissement de l’ordre public économique (Comp. également, Communiqué ADLC, 30 juill. 2021, relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires, sp. n°7-8). Avant 2021, l’article L. 464-2 les décrivaient comme fixés en fonction de « l'importance du dommage causé à l'économie ». L’ambigüité a ainsi été textuellement levée, sans toutefois qu’elle soit totalement effacée. Inversement, en matière de concurrence déloyale, la réparation du préjudice s’effectue sur le fondement des règles de responsabilité civile, alors pourtant que ce préjudice est souvent très difficile à cerner ou à évaluer. Ainsi, le préjudice concurrentiel est, de ce point de vue, considéré parfois comme une « perte d’avantage concurrentiel », une « atteinte à l’image de marque » de la victime, loin donc d’un préjudice économique dérivé qui serait une perte établie de chiffre d’affaires par exemple ou un surcoût engendré par une déloyauté. En outre les juges accordent parfois des dommages et intérêts non réparatoires, c’est-à-dire indépendamment de tout préjudice établi de manière traditionnel, au « doigt mouillé » pourrait-on dire, comme pour rendre compte de l’existence d’un préjudice économique pur.
L’arrêt Cristallerie de Montbronn du 12 février 2020 (Cass. com., 12 févr. 2020, n° 17-31.614, FS-P+B+R+I, D. 2020, p. 1086, note J.-S. Borghetti, JCP E 2020, 1363, note Th. d'Alès et P. Tiberghien, 1522, n°10, obs. D. Mainguy, CCC 2020, n°62, obs. M. Malaurie-Vignal, RTD com. 2020, obs. M. Chagny), magistral, avait montré, à travers une motivation claire, articulée et didactique, comment dépasser ces difficultés, notamment lorsque l’évaluation du préjudice est difficile (cf. infra).
On pourrait penser que l’arrêt ici présenté de la cour d’appel de Paris du 24 septembre 2021, en constitue une application particulière.
Or, cet arrêt n’a, au contraire, aucun intérêt, et c’est précisément cette absence d’intérêt, pour ne pas être totalement désagréable, qui fait tout son intérêt.
Précisons que l’obtention de cet arrêt est le fruit d’un effet de sérendipité.
A l’heure où les Etats généraux de la Justice tentent de dresser un constat des difficultés matérielles de la justice pénale, cet arrêt montre que la justice civile est bien mal en point. La chambre 11 du pôle 5, qui a rendu cet arrêt, a pour compétence les « contrats commerciaux–technologies de l’information et de la communication ». Elle était donc parfaitement compétence a priori. Qu’on en juge : un litige dont l’enjeu frôle le milliard d’euros, une condamnation sur le fondement de l’article 700 CPC de 350.000 € ce qui donne une idée des moyens mis en œuvre par les avocats des parties, entre deux acteurs majeurs, l’un, un disrupteur très efficace du marché de la technologie de la téléphonie et de l’Internet, porté par un patron de première classe (Free), l’autre, le rejeton d’un pilier majeur de l’économie française (Bouygues Telecom), dans un litige qui ne porte pas sur une question contractuelle, et assez peu, sinon pour l’ambiance factuelle, sur les technologies de l’information ou de la communication.
Peu importe le dispositif : l’arrêt déboute Bouygues Telecom de ses demandes de réparation. Ce qui importe c’est le traitement de cette affaire, en quelques pages, si on compare aux solutions usuellement rendues dans ce type de dossier, ici très technique, et où les enjeux financiers sont considérables, par une motivation dont le lecteur jugera par lui-même la qualité. Une erreur d’aiguillage est possible, la chambre 4 du pôle 5 de la cour d’appel de Paris eût été peut-être plus adaptée, mais l’arrêt illustre de manière majeure la difficulté des règles de l’organisation judiciaire française à saisir, parfois, de manière sérieuse, le « grand contentieux économique », par exemple sur la question du traitement d’une « faute », à supposer qu’elle soit établie, et de la réparation du préjudice économique.
Or, le recours à la justice, arbitrale ou étatique, vise à identifier une technique efficace de résolution des litiges nés de ces relations économique lorsque les parties ne sont pas parvenues, par un accord, à le régler, soit qu’un accord soit impossible, soit que le recours à cette technique de résolution soit finalement considéré comme le moyen de ne surtout pas parvenir à un accord. La question est donc de savoir si les institutions judiciaires étatiques sont, dans leur intégralité, bien armées pour faire face à cet enjeu capital pour la confiance que les acteurs du grand commerce peuvent leur accorder.
En l’espèce, il s’agissait de l’un de ces incessants conflits entre opérateurs de téléphonie mobile, dans un marché fermé et oligopolistique, ici Free et Bouygues Telecom, dans une configuration assez ancienne, datant de 2010. A cette époque trois opérateurs disposent d’une licence d’opérateur de téléphonie mobile, Orange, Bouygues Telecom et SFR, tandis que l’opérateur Free a lancé une campagne d’offres d’abonnement complète (Internet, télévision et téléphonie fixe : « Freebox ») et d’une forfait de téléphonie mobile (« 3G » à l’époque) à 2 euros par mois et gratuite pour les abonnés Freebox, pour des appels limités et une offre illimitée pour une somme de 19,99€ par mois (15,99€ pour les abonnés Freebox), prévoyant appels, sms et accès internet jusqu’à 3Go. Ne disposant pas de licence d’opérateur de téléphonie mobile, Free avait conclu un « contrat d’itinérance » avec Orange, le plus important de ces opérateurs, une sorte de « bail » d’une partie de son réseau. Formidable opération marketing et magnifique opportunité pour les consommateurs, nombre d’entre eux avaient résilié ou cessé de renouveler leur abonnement, pour conclure un contrat avec Free. Bouygues Telecom avait ainsi subi une vague de résiliation importante et a cherché à s’aligner sur l’offre de Free pour résister à cette pression concurrentielle. Jusque-là, aucune difficulté particulière, la concurrence est libre et les clients sont à ceux qui sauront les attirer, sous la réserve qu’aucun abus, soit relevant du droit des pratiques anticoncurrentielles, soit du droit de la concurrence déloyale, ne puisse être constaté. Or, Bouygues Telecom, subissant des pertes financières importantes du fait de l’inadéquation entre le prix reçu de ces abonnements et les coûts nécessaires pour les exécuter, avait diligenté des études, entre 2013 et 2016 visant à mesurer les débits des contenus des abonnés de Free. Elle en avait déduit que Free avait délibérément « bridé » l’accès de ses abonnés aux données audio et vidéo sur le réseau en itinérance Orange en deçà du plafond de 3Go prévu par le contrat d’abonnement Free. En clair, Free, ne pouvant sans doute assumer les coûts induits du prix de l’utilisation de la facilité d’itinérance eu égard au prix des abonnements conclus, faisait obstacle à la possibilité pour ses abonnés d’obtenir les accès promis, le temps que son réseau se constitue. Considérant qu’il s’agissait d’un acte de concurrence déloyale, Bouygue Telecom avait engagé une action sur ce fondement. L’action visait en outre à échapper aux limitations imposées par une transaction conclue entre les parties portant sur quatre autres litiges.
Les éléments du débat peuvent être simplifiés : Bouygues Telecom, par les études qu’il a fait réaliser, considère que le « bridage » est réalisé, constaté par une comparaison entre les écarts de débits de téléchargement sur le réseau d’itinérance de Orange et ceux réalisés sur le réseau propre de Free. Elle en a déduit que la promesse de prix bas effectuée à ses nouveaux abonnés, constituait tout à la fois une forme de prix d’appel et une forme de tromperie (le terme apparaît en toute fin de l’arrêt) à l’endroit des consommateurs, de sorte que sa réaction, par des offres à des prix diminués, s’est trouvée ruineuse du fait de la réalité des coûts nécessaires pour en assurer l’exécution. La question est factuelle et celle de l’existence, non évidente au demeurant, d’une déloyauté, se posait. En outre, le préjudice subi par Bouygues Telecom est estimé, par celle-ci, aux surcoûts auxquels elle a dû faire face pour exécuter les contrats d’abonnement à faible prix qu’elle avait contractés en réponse à l’offre, qu’elle estime déloyale, de Free. Ce dernier, se prévalait de l’existence de la transaction préalable, considérait l’action comme irrecevable (sans doute exposait-elle également d’autres éléments de défense, prétentions qui n’apparaissent pas, curieusement, dans l’arrêt), question de recevabilité traitée d’ailleurs en quatre ligne dans l’arrêt pour informer sur ce point le jugement de première instance.
Or, la réponse de la Cour d’appel ne correspond pas à ce débat : constatant que Free a respecté les objectifs de développement de son réseau propre, elle en déduit que :
« Il s’en suit, en premier lieu que, à supposer que la pratique de bridage soit démontrée, sa portée est insignifiante ou bien trop marginale sur le réseau en itinérance Orange ainsi que, a fortiori sur le marché de la téléphonie 3G, pour déduire qu’elle est constitutive d’un fait de concurrence déloyale sur les parts de marché détenues, ou perdues, par la société Bouygues sur la période de mars 2013 à août 2016, la société Bouygues ne livrant par ailleurs aucune information de nature à caractériser le lien entre le bridage des données tel qu’il est circonscrit ci-dessus, et la concurrence déloyale qui serait résultée des gains recherchés par la société Free sur des écarts de la part variable du prix qu’elle acquittait pour l’itinérance de ses données sur le réseau Orange avec le prix payé par ses abonnés. Il en résulte, en second lieu, et a fortiori, qu’aucun lien significatif et probant ne peut être inféré entre la tromperie à la souscription des offres de l’opérateur Free alléguée par la société Bouygues, et la pratique de bridage ».
On ne peut qu’être frappé par cette décision. Le juge ne tranche pas la question de savoir si, ou non, une faute a été commise (« à supposer que la pratique de bridage soit démontrée ») et si tel était le cas, sa portée serait « trop marginale » pour qu’on puisse en déduire un « fait de concurrence déloyale sur les parts de marché détenues » par Bouygues Telecom, laquelle n’établissant pas de lien entre le bridage (cette fois constaté) et la « concurrence déloyale » née des « gains » de Free. Bien plus, et « a fortiori », aucun lien significatif entre la « tromperie » à la souscription des offres de Free et le bridage.
On reste confondu. Bouygues Telecom demandait 718.900.000 d’euros de dommages et intérêts. On peut penser qu’une entreprise de cette taille, sur ce type de marché réduit, fonde une action de cette ampleur sur des éléments, certes discutables, mais sérieux et que la défense est tout aussi sérieuse, l’ensemble appelant un traitement sérieux. Bouygues Telecom aurait pu arguer d’un préjudice symbolique que l’affaire serait identique. Or la Cour assimile le préjudice à un « fait de concurrence déloyale sur les parts de marché », lequel serait anéanti par le caractère insignifiant de la faute supposée. On peine à saisir le sens des mots et des concepts employés.
Les principes du droit de la concurrence déloyale reposent sur une application dérivée au droit des affaires des règles du droit de la responsabilité civile. Ceux-ci reposent sur le principe de généralité de la faute et de la réparation intégrale du préjudice. Du premier, il résulte que toute faute, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle ne correspond pas à un comportement qu’aurait adopté un opérateur loyal, est susceptible d’être prise en compte. Du second, que tout préjudice, même faible, doit être réparé, indépendamment de la gravité ou de « l’insignifiance » de la faute alléguée.
L’adaptation de ces règles au droit des affaires emporte un certain nombre de conséquences. Ainsi la « faute » correspond souvent à un modèle de comportement légal : ici, il semble qu’une « tromperie » était invoquée par Bouygues Telecom (faute de présentation des prétentions des parties, le travail d’induction des arguments reste approximatif), dont le traitement civil était demandé, c’est-à-dire un cas de concurrence déloyale par manquement à une obligation légale et voire une publicité trompeuse. Le lien de causalité est en outre en général présumé : il s’infère nécessairement de l’existence d’un préjudice, associé à la faute alléguée dans ces situations, comme l’arrêt du 12 février 2020 le précise. Enfin, le préjudice, un préjudice économique, est souvent traité avec largesse, pour réparer la perte d’un avantage concurrentiel, par exemple. Or, le vocabulaire est souvent trompeur : ce préjudice « concurrentiel » n’est pas traité comme le trouble à l’ordre public lié à l’existence d’une pratique anticoncurrentielle (non invoquée ici), mais comme un préjudice économique pur, souvent considéré comme un préjudice moral.
Par comparaison, le contraste avec l’arrêt de la cambre commerciale du 12 février 2020 est saisissant. Dans cette affaire, qui portait sur un enjeu de 300.000 €, la société Cristallerie de Montbronn avait engagé une action en concurrence déloyale contre la société Cristal de Paris qui commercialisait des produits concurrents taillés en Chine, tout en étant présentés comme fabriqués en France. Une forme de publicité mensongère donc. En substance, l’arrêt de 2020 validait l’analyse proposée par la cour d’appel de Paris, particulièrement avancée : s’il rappelle le principe de réparation intégrale du préjudice, il observe également que le juge apprécie souverainement son montant, sans être tenu d’en préciser les divers éléments, et ajoute qu’un préjudice, même moral, s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale (Cass. civ. 1re, 5 nov. 1996, n° 94-14.798, D. 1997. 403, note S. Laulom, et 289, obs. P. Jourdain ; RTD civ. 1997. 632, obs. J. Hauser ; JCP 1997. I. 4025, obs. G. Viney, et II. 22805, note J. Ravanas), mais une moindre exigence probatoire du préjudice s’impose lorsque qu’il est difficile à démontrer, notamment dans des situations de parasitisme ou de manquement à une obligation légale, dont le respect a un coût, qui induit un avantage concurrentiel indu, de sorte que le préjudice peut être réparer en considération de l’avantage indu obtenu par l’auteur de l’acte de concurrence déloyale.
Le moins qu’on aurait pu attendre des juges est la détermination de l’existence d’un acte de concurrence déloyale. Or la question était intéressante : la technique du « bridage », qui pourrait être assimilée à une offre trompeuse ou une faute contractuelle par Free peut-elle être considérée comme un acte de concurrence déloyale à l’endroit de Bouygues Telecom qui a pu penser que l’offre proposée était sinon rentable du moins équilibrée ? A supposer que ce soit le cas, Bouygues Telecom pouvait-elle réellement considérer que l’offre était équilibrée, ce qui anéantirait, en tout ou partie, son préjudice ? Aucun de ces éléments n’est traité. C’est bien dommage et cela illustre, une nouvelle fois le fossé existant entre les moyens dévolus aux avocats, ou aux arbitres, et ceux des juges étatiques.