A propos de l'ordonnance n°2020-306 et les contrats (d'affaires)
Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période
Parmi la myriade d'ordonnances et décrets publiés en suite de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 et des habilitations offertes au gouvernement pour légiférer sur de nombreux points, l'une attire l'attention des juristes de droit des contrats, celle ici référencée, l'ordonnance n° 2020-306 relative à la prolongation des délai échus, prise en application de l'article 11, 2° a et b, appelant quelques brèves remarques.
L'objet de l'ordonnance n°2010-306 consiste à paralyser un certain nombre d'effets soit parce que des actes auraient dû être accomplis pendant la période d'état d'urgence sanitaire, soit parce que des effets contractuels graves doivent se réaliser pendant cette période. Elle s'applique en matière administrative (art. 7 à 12).
Avec un peu d'acidité, le rédacteur de ces lignes observe, non sans un petit sentiment de satisfaction, que l'application de l'ordonnance est prévue dans l'espace (art. 13) mais qu'il n'est venu à l'idée de personne, parmi les rédacteurs, de songer à imposer l'application immédiate du texte. Nous nageons pourtant en pleine matière contractuelle et il n'est pas inutile de rappeler que le législateur a dû, à l'occasion de la réforme de 2016, s'employer avec une vigueur rare, pour ne pas dire bestiale, pour imposer l'application différée de la loi (aux contrats conclus après son entrée en vigueur), contre des décisions subversives et des esprits rebelles et bornés qui considéraient, non sans argument, que la loi nouvelle des contrats, comme n'importe quelle norme, devait s'appliquer immédiatement, notamment lorsqu'elle présente un caractère d'ordre public.
C'est le cas de cette ordonnance, qui se présente comme éminemment d'ordre public (au point de court-circuiter tous les processus traditionnels de consultation, cf; art. 13) qui ne prévoit pas de dispositif particulier dans son application dans le temps, laquelle est bien immédiate. CQFD.
1. En matière d'actes qui auraient dû être réalisés, et qui, sans l'ordonnance seraient "inefficaces", quelle que soit la technique juridique utilisée (nullité, inopposabilité, péremption, etc.), l'article 2 dispose que :
"Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office, application d'un régime particulier, non avenu ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1er sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l'acquisition ou de la conservation d'un droit."
Le délai en question est identifié dans l'article 1er :
"I. ‒ Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l'expiration d'un délai d'un mois à compter de la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire déclaré dans les conditions de l'article 4 de la loi du 22 mars 2020 susvisée.
II. ‒ Les dispositions du présent titre ne sont pas applicables :
1° Aux délais et mesures résultant de l'application de règles de droit pénal et de procédure pénale, ou concernant les élections régies par le code électoral et les consultations auxquelles ce code est rendu applicable;
2° Aux délais concernant l'édiction et la mise en œuvre de mesures privatives de liberté ;
3° Aux délais concernant les procédures d'inscription dans un établissement d'enseignement ou aux voies d'accès à la fonction publique;
4° Aux obligations financières et garanties y afférentes mentionnées aux articles L. 211-36 et suivants du code monétaire et financier ;
5° Aux délais et mesures ayant fait l'objet d'autres adaptations particulières par la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 ou en application de celle-ci.
III. ‒ Les dispositions du présent titre sont applicables aux mesures restrictives de liberté et aux autres mesures limitant un droit ou une liberté constitutionnellement garanti, sous réserve qu'elles n'entrainent pas une prorogation au-delà du 30 juin 2020."
Il s'agit donc de proroger le délai de situations juridiques dans lesquelles un "acte" aurait dû être effectué entre le 12 mars 2020 et la date de fin de l'état d'urgence sanitaire plus un mois et qui viendraient à être expirés, échus, prescrits, dans cette période, et qui pourraient alors être réalisés jusqu'à à la date de la fin de l'état d'urgence plus deux mois (art. 2).
On songe évidemment à des "actes" dont l'échéance survient pendant la période d'état d'urgence sanitaire, et notamment à des "actes", des actions par exemple, qui se prescrivent à très court terme, par exemple celle de l'article 1456 du Code de procédure civile qui, en matière d'arbitrage, impose de saisir le juge d'appui en cas de "doute raisonnable" dans l'indépendance ou l'impartialité de l'arbitre dans le mois qui suit la connaissance du fait qui en est à l'origine (mais quid d'un arbitrage organisé par un centre d'arbitrage lorsque le règlement d'arbitrage prévoit la saisine du centre dans un tel délai?).
2. Par "acte", il s'agit en premier d'actes de procédure civile de l'article 2 mais également des mesures "administratives ou juridictionnelles" identifiées à l'article 3 : "1° Mesures conservatoires, d'enquête, d'instruction, de conciliation ou de médiation ; 2° Mesures d'interdiction ou de suspension qui n'ont pas été prononcées à titre de sanction ; 3° Autorisations, permis et agréments ; 4° Mesures d'aide, d'accompagnement ou de soutien aux personnes en difficulté sociale ; 5° Les mesures d'aide à la gestion du budget familial. Toutefois, le juge ou l'autorité compétente peut modifier ces mesures, ou y mettre fin, lorsqu'elles ont été prononcées avant le 12 mars 2020", ainsi que des paiements nécessaires (et prévus par la loi) pour l'acquisition ou de la conservation d'un droit (art. 2).
Ces mesures sont prorogées de plein droit lorsque leur termes vient à échoir durant la période définie dans l'article 1er, et ce pour une durée de deux mois suivant la fin de cette période.
3. L'ordonnance n° 2020-306 concerne aussi le temps contractuel par paralysie d'effets.
a. L'article 4, al. 1 vise ainsi "Les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires ainsi que les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu'elles ont pour objet de sanctionner l'inexécution d'une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant la période définie au I de l'article 1er".
Il s'agit donc de paralyser, par l'effet de la loi, des effets contractuels associés à la mise en oeuvre de clauses particulières, assez usuelles dans les contrats d'affaires, les "astreintes" qui pourraient aussi bien résulter d'une "clause d'astreinte" que d'une mesure judiciaire d'astreinte (à moins que des clauses d'astreinte soient intégrées dans le champ des clauses pénales), les clauses pénales, les clauses résolutoires et les clauses de déchéances.
La paralysie opère en tant que ces clauses sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai est celui de l'article 1er.
Plusieurs difficultés sautent immédiatement aux yeux.
b. Ainsi de la question des "astreintes", précisées de manière large, le législateur n'ayant sans doute pas envisagé l'hypothèse qu'il puisse s'agir de l'effet d'une clause, mais encore du pan de phrase "lorsqu'elles ont pour objet de sanctionner l'inexécution d'une obligation dans un délai déterminé". S'agit-il uniquement des clauses de déchéance ou d'une condition applicable à tous les mécanismes contractuels envisagés par l'article 4, al. 1er? La deuxième solution semble s'imposer, à la fois pour des raison d'écriture du texte mais également parce que chacun de ces mécanismes a pour objet, directement ou indirectement, de sanctionner l'inexécution d'une obligation, ou d'un contrat d'ailleurs, hypothèse non visée mais qui semble relever de l'application logique du texte.
L'article 4 poursuit, à propos des astreintes et des clauses pénales : "Ces astreintes prennent cours et ces clauses produisent leurs effets à compter de l'expiration d'un délai d'un mois après la fin de cette période si le débiteur n'a pas exécuté son obligation avant ce terme. Le cours des astreintes et l'application des clauses pénales qui ont pris effet avant le 12 mars 2020 sont suspendus pendant la période définie au I de l'article 1er".
Si on résume : les astreintes et clauses pénales, résolutoires et de déchéance n'ont pas 'pris cours" ni produit d'effet si celui-ci devait se réaliser pendant la période d'état d'urgence sanitaire : cet effet est suspendu, à la date de la fin de l'état d'urgence plus un mois. Les astreintes et les les clauses pénales qui ont pris effet avant le 12 mars sont suspendues.
Donc, les paiements doivent être effectués à l'échéance prévue, peu importe l'état d'urgence sanitaire, mais le non paiement, y compris le retard volontaire, parce que le débiteur manque de trésorerie, qui ferait l'objet d'une sanction par l'une des clauses visées par l'article 4 dans ce délai, sont suspendues et leurs effets reportés. Prime alors à l'inexécution.
c. Deuxième difficulté liée à la très grande variété des techniques de rédaction de ces clauses en application bien comprise du principe de liberté contractuelle. Or, et le rapport au président de la république le confirme, seules les mécanismes contractuels sont envisagés "L'article 4 fixe le sort des astreintes et des clauses contractuelles visant à sanctionner l'inexécution du débiteur" comme si, dans l'esprit du ou des rédacteurs, toute sanction serait nécessairement l'effet d'une "clause", ce qui est évidemment très réducteur.
Certains de ces mécanismes contractuels peuvent être stipulés comme automatiques, comme ce peut être le cas d'une clause de déchéance d'un terme, de certaines clauses pénales ou d'une clause résolutoire "de plein droit". Outre le danger de ces mécanismes qui se déclenchent alors sans aucune manifestation de volonté, la difficulté peut provenir précisément de ce que les parties ne se rendent pas immédiatement compte de la situation contractuelle produite.
Ces mécanismes contractuels peuvent également être rédigés comme des outils "semi-automatiques", sur le modèle (supplétif) de la clause résolutoire de l'article 1225 du Code civil ou de celle des baux commerciaux : une clause qui impose une mise en demeure demeurée infructueuse pendant un certain délai, faute de quoi le mécanisme, résolutoire par exemple, se déclenche, automatiquement. L'hypothèse est alors celle d'une inexécution constatée avant la période de référence, d'une mise en demeure adressée, toujours avant et dont l'échéance se réalise pendant cette période : elle ne produit pas effet. Cet effet est suspendu jusqu'à un délai d'un mois après l'achèvement de la période d'état d'urgence sanitaire.
Au passage, ce report d'effet pourrait avoir des conséquences majeures si, entretemps, le débiteur est placé en redressement judiciaire.
Ils peuvent également être rédigés sous la forme de clauses "non automatiques", sur le modèle de la clause dite "de résiliation" (Si telle obligation n'est pas exécutée, l'autre partie peut mettre fin au contrat, ou déclencher une autre sanction). Dans cette situation, la clause peut prévoir une résiliation avec un préavis, voire sans préavis en cas d'inexécution grave : dans le premier cas, il faudrait donc comprendre que le préavis serait suspendu et repoussé.
d. Il reste que toute technique de sanction de la violation d'une obligation n'est pas nécessairement le résultat d'une "clause".
Ainsi, les articles 1124 et suivants du Code civil ont, par rapport à la rédaction de 1804, réorganisé l'ordre des mécanismes de résolution : clause résolutoire (art. 1225), résolution par notification (art. 1226) et résolution judiciaire, enfin (art. 1227).
Qu'en serait-il, alors, de la notification de l'article 1226, soit la mise en demeure de l'art. 1226, al. 1 ou de la notification de l'al. 3, réalisée avant la période et dont l'effet se réaliserait pendant celle-ci?
A priori, le mécanisme est bien, ici celui d'une sanction de la violation d'une obligation mais pas par l'effet d'une clause résolutoire. Le mécanisme devrait alors se poursuivre, l'article 4 n'étant pas applicable.
Par ailleurs, on peut se demander si le mécanisme de l'article 1226 du Code civil n'est un outil utilisable en toute circonstance, même lorsque le contrat prévoit une clause résolutoire (comp. C. civ., art. 1224), de telle sorte qu'il suffirait de mettre en oeuvre le régime, un peu fastidieux, de l'article 1226 pour contourner l'article 4 de l'ordonnance.
L'article 2 de l'ordonnance vise bien le cas d'une "notification" mais lorsque celle ci-aurait dû être accomplie pendant la période de référence. C'est le cas par exemple de la mise oeuvre d'une résolution par notification de l'article 1226 : inexécution, mise en demeure avant la période, échéance de celle-ci pendant la période, la notification pourrait être réalisée dans les conditions de l'article 2. Par ailleurs, les "actes" de l'article 2 ne sont envisagés qu'en tant qu'ils sont prescrit par la loi (cf. rapport au président de la République) et non par une stipulation contractuelle : les dettes échues pendant la période sont dues.
Par ailleurs l'article 5 envisage encore une autre situation, celle des mécanismes de "résiliation" (tiens!) encadrés dans une "fenêtre de tir" : "lorsqu'une convention ne peut être résiliée que durant une période déterminée ou qu'elle est renouvelée en l'absence de dénonciation dans un délai déterminé, cette période ou ce délai sont prolongés s'ils expirent durant la période définie au I de l'article 1er, de deux mois après la fin de cette période". Il s'agit ici simplement de prolonger la fenêtre de tir ou le préavis de dénonciation.
e. Quid par ailleurs d'une exception d'inexécution par anticipation, qui doit être notifiée (art. 1220), ou encore de la notification en réduction de prix (art. 1223) qui sont des situations de sanction d'une inexécution?
f. Quid enfin des clauses de résolution qui ne seraient pas la suite d'une inexécution, qui ne seraient des clauses de "sanction", mais de "gestion" ou de "sauvegarde" des intérêts d'une partie, par exemple en cas d'échec d'un mécanisme de révision du contrat prévoyant une renégociation, par exemple cas de changement de "circonstances économiques", ou en cas de survenance d'un événement de force majeure, les deux mécanismes étant suffisamment "dans l'air" pour que la question soit sérieusement saisie, ou encore en cas d'échec d'une clause d'agrément à l'occasion d'une cession de contrat (ou d'un mécanisme voisin). Ces clauses, adaptation, force majeure, agrément, sont toujours, lorsqu'elles sont bien rédigées, prévoient toujours l'hypothèse d'une sortie par la voie d'un mécanisme contractuel de résiliation.
On peut donc estimer que l'ordonnance, qui a pour but de mettre entre parenthèse une partie du temps contractuel, mériterait d'être révisée, sans doute dans son article 4 pour y intégrer "tout mécanisme visant à sanctionner l'inexécution d'une obligation, conventionnel ou légal" si l'objectif est bien d'assurer une efficacité étanche de son objet, mais cela suppose, y compris en l'état actuel de régler le problème des créanciers de somme d'argent alors que les mesures, celles convenues, prises pour y remédier sont paralysées.
D. Mainguy