A propos de la vulgarisation du droit et du savoir juridique
S’il a bien un thème qui est presque inexistant en France, c’est bien celui de la vulgarisation du droit.
Le terme « vulgarisation », d’ailleurs est à prendre avec quelques pincettes. Il peut être envisagé comme une manière d’informer le public sur des questions très techniques, du type « quels sont vos droits face à votre bailleurs », « le droit social pour tous », etc. Il peut aussi s’agir d’une manière, pour une communauté scientifique de diffuser un savoir, une méthode, des résultats, etc. de la manière la plus large possible.
Cette seconde méthode de « vulgarisation », qui n’a rien de vulgaire, est essentielle à une discipline scientifique.
Elle suppose cependant des offreurs de vulgarisation, des demandeurs, et une technique de vulgarisation. Il semble que, en droit, les offreurs sont cependant très rares, peut-être parce que la demande est elle-même, rare (et peut-être insuffisamment suscitée) et que la technique de vulgarisation ne soit pas au point (Comp.D. Markey, La vulgarisation du droit en Francophonie, le cas de la Belgique, de la France et du Canada).
Dès lors c’est essentiellement à la première manière de faire de la vulgarisation à laquelle on assiste, en France à tout le moins.
Aucune revue « grand public » ne droit n’existe (sinon du type, « le particulier », qui livre, comme son sous intitulé l’indique, « Toute l’information juridique et pratique pour défendre vos droits », des informations pratiques : vous êtes bailleurs, gérez votre bien, vous êtes locataire, exploitez vos droits, vous voulez changer de banque, de réseau de téléphonie, etc., voilà la technique et, bien, entendu, la séquence impôt, annuelle ou spéciale (immobilière notamment), la séquence « divorce sans se faire avoir par son ex », et la séquence « points permis de conduire ». C’est sans doute bien fait, c’est très certainement utile, mais ce n’est pas du droit, ou plus exactement, c’est au droit ce que le tournevis est à l’ingénieur, ou l’orthographe à la littérature ; de la technique, de la mécanique juridique.
La radio n’est pas en reste : le rendez-vous hebdomadaire sur France Info a (heureusement été supprimé), « le droit et vous », en relation avec Maître Duchmolle, avocat au barreau de Pétaouchnock : « alors maître, nous recevons cette question d’un auditeur : il a acheté un voyage en Grèce pour 15 jours et, au moment de partir, il a dû annuler son voyage parce que sa fille était malade », ou bien encore « un auditeur nous dit qu’il a loué une maison sur internet pour ses vacances à la mer et, arrivé sur place, la maison ne correspond pas aux photos et descriptions » et des millions d’auditeurs sont suspendus à la réponse qui va être donnée par maître Duchmolle. La réponse devrait être assez courte : a-t-il souscrit une assurance annulation dans le premier cas, et a-t-il déjà payé son loyer dans le second cas (et le loueur est-il une agence, un particulier avec lequel il peut négocier, etc.), sinon, ben, tant pis mon gars, tu t’es fait avoir. Mais non : c’est parti pour un cours des plus pénibles et pendant cinq ou dix minutes, sont égrenés les articles de loi, les décrets machin, l’arrêté bidule, le tribunal d’instance du lieu de séjour de notre vacancier qu’il faut saisir (non mais vous imaginez un peu notre vacancier aller voir un avocat, saisir le tribunal d’instance, pour 15 jours de vacances et un préjudice qui doit être de 1000 € ?), le tout présenté comme si chaque juriste savait tout cela, bien entendu, et par cœur en plus… Depuis, cette rubrique (épouvantable) a été remplacée par une autre, « le droit d’info », au joli titre, mais qui trace les mêmes voies, c’est sans intérêt. C’est d’autant plus dommage (et dommageable) que ces chroniques sont encadrées par d’autres ou par des informations qui toutes ou presque, parlent de droit (entre autres) : un procès pénal par ci, une question constitutionnelle par là, un problème de droit social, etc. où sont entendus des sociologues, des économistes, parfois des avocats qui sautent bien sûr sur l’occasion de présenter les intérêts de leur client, avec talent d’ailleurs, mais jamais ou rarement (Badinter parfois) un juriste posé, neutre, pour partager avec d’autres spécialistes.
Ce dernier petit couplet pleurnichard final doit être pris à sa juste mesure : traditionnellement, les juristes (de droit privé) se plaignent de ce qu'on ne leur demande rien, ni leur avis ni leurs conseils sur les grands sujets de société. On peut en premier relativiser ce propos : certains juristes sont interviewés (je pense spontanément à Thomas Clay, Christophe Jamin, Denis Mazeaud, Marie-Anne Frison Roche, François Terré, Nicolas Molfessis, j'en oublie sans doute) et d'autres le sont plus régulièrement, les constitutionnalistes ou les politistes notamment. Pour les autres, on ne leur (nous) demande rien, peut-être parce que nous n'avons rien d'intéressant à dire dans le débat public, ou bien que, parce que nous le disons mal, nous et notre discours sommes ramenés au niveau des discussions sur la question de savoir si le robinet de la douche du locataire doit être payé ou non par le bailleur, ce qui est sans doute très important pour le locataire mais assez peu pour le bien-être global de la société. Il est donc temps, peut-être, de retrouver une capacité de réflexion qui s'intègre dans le discours dont a besoin le débat public et qui dépasse donc la seule considération de la technique juridique : pour ou contre le port du voile dans l'espace public? L'interdiction du voile est-elle une norme avant qu'elle soit interdite? pour ou contre les contrats de maternité de substitution (quand on est pour on dit en général maternité de substitution ou pour autrui, quand on est contre, c'est plutôt de mère porteuse)? Pour ou contre le mariage homosexuel? Pour ou contre le renforcement de l'activité de l'Autorité de la concurrence? Tant qu'on y est, pour ou contre les autorités administratives indépendantes? Pour ou contre (et pourquoi) une réforme du droit des contrats? Pour ou contre un débat, enfin, sur la place de la jurisprudence au sein des normes, sur la question du statut de cette norme (rétroactivité ou effet immédiat?), sur la question du réalisme de l'interprétation, sur la possibilité de la prise en compte des "valeurs" en droit et comment? Ce ne sont que des esquisses, mais le plan d'architecture commence ainsi.
Enfin, et pour revenir à notre sujet, est-ce que cette image vulgarisée du droit est représentative de ce que l'on considère comme relevant de l'objet droit ? l'image donnée est au contraire la partie que les juristes détestent, la moins amusante, celle qu’on trouve partout, qui n’a aucune espèce d’intérêt ni même de valeur économique. Donner l’image du juriste avec cette présentation de leur activité est doublement contreproductive : d’une part cela ne présente en rien ce qu’est le droit, qui demeure donc un mystère, et d’autre part cela réduit le rôle des juristes à celui de sorte de secrétaire à mémoire survitaminée. Être avocat ? Fastoche : savoir taper à la machine et apprendre par cœur le Code civil, le tout avec un joli costume. Nous savons tous que ce n’est pas cela.
Le droit c’est soit le débat sur des questions relevant du contenu du droit et ses cas difficiles (qui sont toutes évoquées : affaire Perruche, bioéthique, licenciements, transposition d’une directive, etc.), c’est la question de l’organisation judiciaire, c’est celle de l’accès au droit, du droit au droit. Et ce faisant, le Droit c’est une affaire de contenant : qu’est-ce que le droit, pourquoi obéir au droit, le droit se réduit-il à la loi, le droit est-il un commandement, est-il spontané, a-t-il un rapport avec la morale, l’éthique, etc. Toutes ces questions fondamentales qui font la richesse du droit et qui, pour le coup, passionnent les juristes.
C’est un peu dommage que cette partie, la plus intéressante ne soit pas dévoilée, parce que le droit se prête à la vulgarisation de sa réalité, de son contenu, tout comme et aussi bien que les autres grandes masses de savoirs en sciences humaines, que ce soit en économie, en sociologie ou en philosophie et bien sûr en histoire. Dans ces branches des sciences humaines, pullulent les revues ou ouvrages intermédiaires, qui se situent entre les ouvrages de pure vulgarisation, du type « vos droits » et les ouvrages véritablement scientifiques, des ouvrages intermédiaires donc, rédigés par des universitaires ou des praticiens avisés et qui soient susceptibles de présenter des questions complexes, voire très complexes, avec un appareil documentaire efficace, mais de manière accessibles à tous.
Peut-être est-ce dû à la complexité des questions juridiques, ou bien à la réputation ennuyeuse voire soporifique de ces mêmes questions, ou bien encore à l’absence de culture juridique chez nos concitoyens, ou tout simplement à la difficulté qu’il y a à présenter de manière intéressante ou synthétique les questions juridiques.
Les expériences en la matière sont maigres.
L’une des tentatives de vulgarisation réussie peut être apportée au crédit de Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé dans la propriété littéraire et artistique avec son Antimanuel de droit (E. Pierrat, Antimanuel de droit, Bréal, 2006), plaisant et joliment illustré, quoique peu aimable avec les professeurs de droit, mais surtout avec Antoine Garapon qui anime notamment la collection Le Bien commun aux éditions Michalon et l’émission du même nom sur France Culture et qui peut s’enorgueillir d’une trentaine d’ouvrages consacrés essentiellement à la justice pénale.
Félix Rome – pseudonyme qui masque, assez mal dans la communauté des juristes universitaires, un professeur de droit très populaire – s’y essaie avec brio dans la revue Dalloz avec un éditorial musclé, drôle et pertinent chaque semaine, mais le Dalloz, aussi merveilleux soit-il, ce n’est pas Libé ou le Monde. François Terré tenait une chronique dans le Figaro. Dominique Rousseau est une plume souvent retenue au Monde. Quelques apparitions convaincantes de professeurs dans des talk shows tentent de participer à ce travail, mais souvent en vain, pour commenter les questions, considérables ou minuscules, de l’actualité.
Des reportages souvent de très bonne facture, tentent parfois de montrer la réalité du quotidien judiciaire, à travers le travail d’une juridiction, souvent pénale, parfois civile. Le cinéma ou la littérature entretiennent également une relation particulière avec le droit.
Il est cependant loin le temps où Balzac composait une fresque populaire qui donne une très bonne et large image de la réalité de l’application du droit au XIXème siècle (il fut clerc d’avoué et de notaire), et aujourd’hui ce sont surtout des questions de droit pénal qui sont mises en scènes (Par exemple : H. Cayre, Commis d’office, Toiles de maître et Ground XO, Métailié), ou bien des questions de société, mais souvent vues sous l’angle pénal (comme le film Welcome de Philippe Lioret, ou encore L. 627 de Bertrand Tavernier).
Plus rares sont les études juridiques relatives à des problèmes posés dans le cinéma ou la littérature, genre juridique peu abordé en France, à la différence des Etats-Unis notamment où les Legal Novels sont au contraire un genre très visité.
Il n’est en effet pas sans intérêt de relever la façon dont les problèmes juridiques sont perçus par les non juristes, à travers le traitement de l’information dans les journaux, le cinéma ou la littérature.
On peut citer cependant une considération tintinophile (O. Jouanjan, « Sur quelques aspects d’un vaste débat : le Conseil supérieur de la Constitution syldave est-il une cour constitutionnelle ? », Mélanges Michel Troper, Economica, 2006, p. 539) mais aussi, sur ce thème de droit syldave cher au génial Jouanjan, sur son site ou bien des institutions de la série Kamelott ou des films Stars Wars sur le blog du droit administratif (A. Ciaudo, Essai sur un système juridique d’il y a moins longtemps, dans une contrée pas si lointaine, in « www.blogdroit administratif.net ; A. Franck, Essai sur un système juridique d’il y a très longtemps, dans une galaxie très lointaine, in « www.blogdroit administratif.net , l’outil internet enrichissant (ou appauvrissant, c’est selon et cela implique d’initier les juristes à la comparaison des sources Internet) ou encore le procès de Harry Potter (L.-D. Fruchaud, Le procès de Harry Potter,sur publiquement vôtre et en pdf. En parcourant, d'ailleurs, les commentaires rédigés sur ces articles, on pourrait étendre le genre à une étude de Fondation d'Isaac Asimov (voire tout chez Asimov), ou bien les ouvrages de Philipp K. Dick, "Demain les chiens" de Clifford Donald Simak, un petit retour sur Balzac, Zola, Furetière, etc. des choses plus concrètes comme l'Etranger de Camus et de la questionde savoir quel est l'objet d'un procès pénal (le crime, le criminel, l'environnement du criminel, son éducation, etc.)...
Dans ces travaux, on est tout à la fois dans le travail de vulgarisation et dans l'analyse scientifique non plus du droit mais de l'image du droit, de sa représentation dans le corps social. Il n'est pas neutre, alors, d'observer que cette représentation est très marquée et remarquée dans la production artistique, quel que soit le genre utilisé, de la tradition anglo-américaine, à la fois pour figurer de grande tendances structurantes de la société (les figures du pouvoir, de la justice, par exemple dans Stars Wars) mais également le rapport au droit privé (Erin Brockovitch par exemple du génial Steven Soderbergh), tendance qui est soit plus sociologique dans l'oeuvre française ou plus révoltée, encore cette appréciation rapide mériterait une étude véritablement scientifique.
La question de la vulgarisation du droit - le terme vulgarisation étant lui-même assez peu aimable : popularisation ? toutlemondisation ? accessibilité ?- renvoie dès lors à deux logiques distinctes : la première porte sur la manière de rendre le droit accessible à tout le monde (justiciable, citoyen, cotisant, contribuable, consommateur, patient, public, usager, etc.) au delà donc des problèmes de robinet de douche et de code de la route, afin d'intégrer le débat public, mais également, et à l'inverse, la question réflexive, celle de l'observation de l'image restituée du droit et de son impact.
Il y a donc de la place, du travail et des sujets, encore faudrait-il trouver des auteurs, et des éditeurs…