Chronique de droit des militaires 2021/1
Sous la direction de D. Mainguy, Professeur à la faculté de droit et science politique de Montpellier (CDCM UMR-CNRS 5815 « Dynamiques du droit ») avec l’équipe « droit des militaires » de la Clinique juridique de Montpellier[1]
SOMMAIRE
I. Généralités
1. Vision stratégique de l’armée française et de l’armée de terre
2. Le rôle de l’industrie de défense dans la politique de relance : Commentaire du rapport parlementaire « flash », B. Griveaux et J.-L. Thiériot
3. Loi de programmation militaire 2019-2025 et Budget des armées 2021
4. La mort des « drones tueurs » ? (rapport de Ganay et Gouttefarde sur les systèmes d’armes létaux
5. Les limites de la collecte de métadonnées par les agences de renseignement : CJUE 6 oct. 2020 (2 arrêts, aff. Jointes C-511/18, C-512/18, C-520/18 et Aff/ C-623/17)
II. Droits et obligations des militaires
A. Droit civils et politiques des militaires
6. Le devoir de réserve prime sur la liberté d’expression (CE, 29 déc. 2020, n°44056)
7. Iron Man ou Spider man ? Le « soldat augmenté » à après l’avis du Comité d’éthique de la défense du 18 septembre 2020
8. « La barbe ! » Cass. soc. 8 juill. 2020, n°18-23.743, CE, Ch. réun., 12 févr. 2020, n°418299.
9. Une « ETAP » de plus ? Accident de saut militaire en parachute : (non-)responsabilité pénale des formateurs et obligation de réitérer les vérifications de sécurité d’un sauteur après « mise en chapelle (Cass. crim 8 sept. 2020,n°19-85.103) ?
10 Spécificités et usages du mariage (ou du PACS) des militaires.
B. Obligations et responsabilités des militaires
11. De la dignité et de la discipline des militaires (Cass. crim. 9 mai 2019).
C Rémunération, garantie et protections des militaires
12. Réparation des préjudices des militaires blessés, Jurisprudence Brugnot et choix de compétence (CAA Marseille, 17 nov. 2020, CE 18 nov. 2020, n°427325, Cass. civ. 1 9 sept. 2020, n° 19-16.680).
13 Cumul d’une pension militaire d’invalidité et d’une allocation temporaire d’invalidité (CE 20 nov. 2020, n°431508)
III. Droit pénal militaire
A. Le militaire victime
14. Confirmation de la condamnation d’Abdelkader Merah. Cass. Crim. 22 avril 2020, n° 19-83.475.
15. L’affaire des rétro-commissions dans « Affaire Karachi », le commencement de la fin ou « tout çà pour çà » ? Ass. plén. 13 mars 2020, n° 19-86609, 18-80162, 18-80164, 18-80165), Cour de justice de la République, affaire Karachi
B. Le militaire mis en cause
16. Trahisons envers la Chine et la Russie.
I. Généralités
II. Droits et obligations des militaires
A. Droit civils et politiques des militaires (Télécharger en pdf)
(…)
8. « La barbe ! » Cass. soc. 8 juill. 2020, n°18-23.743, CE, Ch. réun., 12 févr. 2020, n°418299. Le port de la barbe et de la moustache ont été strictement réglementés pour le militaire en France, pendant plus d'un siècle et jusqu'à récemment. Successivement rendues obligatoires et interdites au XIXe siècle, elles ont été régies de façon variable selon les armées et les régiments. Le décret du 1er octobre 1966, repris dans le règlement de discipline générale des armées en 1971, limitait finalement le port de la barbe en raison des « exigences de l'hygiène, de la sécurité et du port des effets et équipements spéciaux. »
Aujourd’hui, ces dispositions sont quelque peu assouplies. L’article 16 de l'instruction militaire n° 201710/DEF/SGA/DFP/FM/1 du 4 novembre 2005, prise en application du décret n° 2005-796 du 15 juillet 2005 relatif à la discipline générale militaire (et abrogé le 10 mai 2017 dans sa version originale), est spécifiquement consacré à la tenue et l’apparence du militaire, sous le titre « Port de l’uniforme militaire ».
Il rappelle que : « de l’état de militaire découle l’obligation pour le personnel de faire preuve quotidiennement d’une rigueur formelle adaptée. » S'agissant en particulier du port de la barbe «(…) peu compatible avec l'emploi de certains équipements, [il] peut être interdit par le commandant de formation administrative (…). La barbe doit être de coupe correcte. »
Cette difficulté est loin d’être futile, et ce même au-delà des contraintes techniques, ou des règles d'hygiène et sécurité, inhérentes à la fonction et aux missions militaires. En effet le développement des fondamentalismes religieux, notamment du radicalisme islamique en France comme dans le monde, apporte sur ce point un enjeu nouveau.
La barbe, en Islam, constitue ainsi un symbole distinguant un vrai croyant du mécréant. Le prophète aurait même ordonné aux fidèles de teindre leur barbe dans des tons rouges ou orangés, de façon à se distinguer des juifs et des chrétiens. Or la couleur noire a été par la suite adoptée par les guerriers s'engageant dans le Jihad : la couleur de la barbe annonce donc, pour le musulman, clairement ses intentions.
Le terrorisme islamiste communique largement par la diffusion des images. Les combattants comme les dirigeants de ces forces, apparaissent systématiquement barbus, la barbe non-colorée. Alors que le port de la barbe résulte de hadits, soit d'une simple recommandation non-obligatoire théologiquement, des groupes terroristes comme les talibans en Afghanistan le rendent obligatoire, sous peine de punition, voire de mort.
C'est la raison pour laquelle certains états du Moyen-Orient recommandent, voire imposent, aux fonctionnaires masculins de ne pas porter la barbe. Il s'agit là encore de se distinguer, moins sur un plan religieux que sur un plan politique.
Or au XXIe siècle cette distinction ne tend plus à présenter au monde un visage occidentalisé, comme ça a longtemps été le cas en Turquie ou au Liban. Il s'agit bien, précisément dans les pays où cette interdiction expresse ou tacite est en vigueur, de s'opposer au terrorisme islamiste opéré par des forces telles que Daesh ou Al Qaïda.
Toutefois les Etats musulmans ne sont pas les seuls à réglementer le port de la barbe, pour des raisons politiques relatives au fondamentalisme religieux. L'armée israélienne a ainsi interdit en 2015 la barbe aux soldats conscrits, excepté pour les religieux produisant un certificat établi par Tsahal.
Les orthodoxes et les politiciens proches de ces fondamentalistes, ont contesté avec éclat cette mesure de discipline militaire, allant jusqu'à la comparer à une humiliation nazie. Or l'objectif réel poursuivi par l'administration israélienne, au-delà des classiques justifications d'hygiène et de sécurité, est justement d'éviter les ségrégations religieuses parmi les soldats.
La France peut quant à elle sembler éloignée de ces considérations : le principe de laïcité en vigueur depuis plus d'un siècle, prohibe en effet toute distinction en fonction des opinions religieuses. Mais une idée n'épargne pas des fracas du monde.
Les frictions géopolitiques aux Proche et Moyen-Orient, voire aux portes de l'Europe au regard de la crise turque, impactent la France de plein fouet. Par ailleurs la crise identitaire ou les replis communautaires liés à l’immigration des cinquante dernières années, agitent les Français eux-mêmes : le fondamentalisme musulman constitue donc un problème actuel et éminent, qui doit être résolu.
L'une des illustrations emblématiques de ce problème est le port du voile dit islamique ; après la loi, les jurisprudences judiciaire et administrative semblent établies de façon stable et compréhensible. Désormais c'est un attribut masculin qui perturbe notre société : le port de la barbe génère des litiges que le juge est appelé à trancher.
Nul n’est aveugle sur ces tensions. Il s'agit pour certains de ceux qui arborent ces attributs, d'afficher leurs convictions religieuses.
Or le juge, dans le cadre des valeurs défendues par la France, doit discerner entre le respect de la liberté d'opinion et d'expression, et la prohibition du prosélytisme, du communautarisme, de la discrimination abusive etc. soit le mépris de ces valeurs. Les deux affaires ici commentées, et publiées à quelques mois d'intervalle, illustrent cette jurisprudence encore en construction, et qui dépasse les seuls enjeux juridiques traditionnels.
Au-delà en effet des règles du Code du travail ou du statut de la fonction publique, le port de la barbe ou d’un foulard aujourd'hui en France ou en Europe, fait l'objet d'un décryptage social systématique. Seuls les naïfs ou les complices le nieraient.
Il est ainsi certain qu'au-delà d'une coquetterie vestimentaire, ces attributs précis peuvent avoir une signification autre qu'esthétique. La distinction entre l'affichage innocent d'une foi religieuse, que protègent le principe de laïcité, et l'affirmation de valeurs contraires à celles d'une démocratie occidentale, est des plus délicates.
Opérer cette distinction, et fournir une méthode objective pour ce faire, c'est ce qui est demandé à l'institution judiciaire. Il faut espérer que cette dernière prendra en compte les enjeux réels de ces problématiques.
1. Les affaires jugées. La Cour de cassation a été saisie d’un litige portant sur la légitimité du licenciement d’un salarié ayant refusé de tailler sa barbe conformément aux exigences de l'employeur, que ce dernier expliquait résulter du contexte géopolitique de la mission confiée à l'intéressé. Le conseil d'État quant à lui à statuer sur la contestation par un stagiaire de la rupture de cette convention de stage par l'administration hospitalière, motivée par le refus de tailler sa barbe interprétée comme un signe d'appartenance religieuse.
Les deux arrêts condamnent la décision de l'employeur. Il convient de revenir sur chacune de ces affaires.
L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 8 juillet 2020. Les faits sont précisément rappelés par la Chambre sociale : un salarié est recruté comme consultant sûreté, au statut cadre, par une société réalisant dans le monde entier des prestations de sécurité et de défense pour les gouvernements, ONG ou entreprises privées. Le salarié s'est présenté comme spécialiste du Proche et Moyen-Orient.
La mission pour laquelle l'intéressé a été embauché, devait être exécutée au Yémen, où il a dû prendre ses fonctions. Le contrat de travail précise qu'il doit notamment obéir aux lois et règlements des pays dans lesquels il est amené à travailler, ainsi qu'au règlement intérieur des différentes structures des clients, et qu'il doit respecter les us et coutumes des pays dans lesquels il se rend.
Après presque deux ans de collaboration, l'employeur semble recevoir un signalement de la part de ses clients yéménites, selon lequel la barbe que porte le salarié a une connotation religieuse contraire à ce qui est acceptable pour l'entreprise et dans ce pays. Il est alors demandé à l'intéressé de tailler sa barbe différemment, et ce pour sa propre sécurité et celle des personnes auprès desquelles il est affecté.
Le licenciement du salarié a été décidé en raison du refus réitéré par le salarié de tailler sa barbe, dont il ne nie pas la connotation religieuse. Ce licenciement a ensuite été annulé par le juge du fond, solution que confirme la Cour de cassation : la décision de l'employeur repose en effet selon l'arrêt, sur une discrimination abusive portant sur les convictions politiques et religieuses du salarié.
La Cour de cassation a ainsi rappelé le régime prétorien élaboré quant au fait religieux dans les relations de travail. Ainsi en principe, l'employeur est tenu de respecter et faire respecter les libertés d'opinion et d'expression religieuses (mais aussi politiques, philosophiques, syndicales etc.) dans l'entreprise.
À défaut il commet lui-même le délit de discrimination abusive, régie par les articles L. 1131-1 et suivants du Code du travail. En revanche il peut exceptionnellement limiter l'exercice de ces libertés fondamentales, s'il justifie d'un motif légitime (qu’il doit démontrer objectivement), et que la restriction soit proportionnée au but recherché : ce mécanisme est rappelé à l'article L. 1121-1 du Code du travail.
L'employeur peut aussi décider d'imposer un principe de neutralité au sein de l'entreprise, prohibant ainsi l'expression des opinions religieuses, politiques ou autres (à l'exception des opinions syndicales). Mais ce principe de neutralité devra alors avoir été préalablement inscrit de façon expresse dans le règlement intérieur (article L. 1321-2-1 du Code du travail) ; à l'époque des faits, antérieurs à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 réformant notamment cette mesure, le principe de neutralité n'était de plus possible que pour les salariés en contact avec la clientèle.
Par ailleurs, à défaut d'avoir imposé un principe de neutralité, l'employeur peut encore s'opposer à l'expression dans l'entreprise d'une opinion religieuse, en premier lieu si le salarié porte atteinte à une disposition d'ordre public : c'est le cas notamment pour le voile islamique intégral, qui dissimule la totalité du visage (loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010).
En outre il peut en second lieu restreindre cette liberté d'expression, si cette mesure répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
Selon la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union Européenne, interprétant l'article 4-§1 de la directive n° 2000/78 du 27 novembre 2000, la notion d'« exigence professionnelle essentielle et déterminante » renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d'exercice de l'activité professionnelle en cause, et non des considérations subjectives, telles que la volonté de l'employeur de tenir compte des souhaits particulier du client (CJUE 14 mars 2017, aff. C-188/15). Or l'arrêt du 8 juillet 2020 relève que l'employeur ne rapporte pas la preuve objective de ce que la façon dont le salarié taillait sa barbe, présentait un danger pour lui-même ou autrui.
Par conséquent, et puisqu’il était incontestable que le salarié donnait à sa barbe une connotation religieuse, le licenciement était présumé reposer sur un critère illicite de discrimination. Il devait donc être annulé, le salarié réintégré sur son poste de travail et indemnisé des préjudices subis.
L’arrêt du Conseil d’Etat, Chambres Réunies, du 12 février 2020. En l'espèce un ressortissant égyptien est accueilli en tant que chirurgien au sein du Centre Hospitalier Général (CHG) de Seine-Saint-Denis sous statut de praticien stagiaire associé, conformément aux articles L. 6134-1 du Code de la santé publique. Dès l'arrivée de l'intéressé, le directeur du CHG constate qu'il porte une barbe dont il ne cache pas la connotation musulmane.
Il est demandé au stagiaire, pour respecter le principe de laïcité, de tailler sa barbe pour en supprimer toute connotation religieuse. Devant son refus, outre une insuffisante maîtrise de la langue française, le directeur du CHG résilie la convention de stage.
Le juge administratif devant lequel le stagiaire conteste cette résiliation, retient que la barbe en cause, malgré sa taille, ne peut pas être regardée objectivement comme un signe d'appartenance religieuse. Toutefois puisque l'intéressé ne niait pas que son apparence physique pouvait être perçue comme un signe d'appartenance religieuse, son refus de tailler sa barbe légitimait la décision du CHG.
Le Conseil d'État casse cette décision, et renvoie devant une nouvelle cour administrative d'appel, pour être statué au fond. Son raisonnement est certes différent de celui de la Cour de cassation, mais il s'en rapproche et conduit à une solution identique.
L'arrêt du 12 février 2020 rappelle en effet d'abord que les praticiens étrangers accueillis en tant que stagiaire associé dans un établissement public de santé, doivent respecter les obligations qui s'imposent aux agents du service public hospitalier, et qu'à ce titre s'ils bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur la religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils manifestent leurs croyances religieuses dans le cadre du service public. Pour autant il revient le cas échéant à l'Administration, de caractériser la manifestation expresse par l'agent de convictions religieuses pendant l'exercice des fonctions, constitutive d’une faute.
Là encore la charge de la preuve du manquement par le travailleur à ses obligations, pèse sur le seul employeur, même si dans le cadre d'une mission de service public, ce dernier n'a pas à justifier de motifs restreignant légitimement la liberté d'expression religieuse. En l'espèce, même si le stagiaire reconnaissait que l'esthétique de sa barbe avait une connotation religieuse, et qu'il refusait de la tailler pour cette raison, cette barbe ne constituait pas selon le Conseil d’Etat, une manifestation suffisante des convictions religieuses de l'intéressé.
Rappelons que la neutralité exigée des agents par application du principe de laïcité dans le secteur public, ne vise pas les signes ostentatoires d'appartenance religieuse ni les comportements prosélytes : la simple manifestation de convictions religieuses suffit. Toutefois l'on doit tolérer les marques discrètes, tels que les bijoux (et désormais la barbe…), dès lors qu'aucune autre circonstance ne manifeste dans l'exercice des fonctions de l'agent, ses convictions religieuses.
2. La problématique. La difficulté à laquelle ont été confrontés les employeurs dans ces affaires, provient clairement de l'identification de la barbe portée par le collaborateur, comme un signe d'appartenance à une communauté religieuse, ici musulmane. Qu'il s'agisse d'une contrainte de sécurité, ou d'ordre public, cette appartenance n'apparaît pas tolérable à l'employeur.
Pour revenir à l'arrêt du 8 juillet 2020, l'entreprise devait assurer ses prestations « dans des environnements mouvants, instables et dégradés » en confiant au salarié « des missions dans des zones à risques ». Dans ce contexte, tout facteur aggravant le danger inhérent à l’activité, est évidemment à proscrire.
Ainsi le ressenti par la population environnante, de l'appartenance d'un intervenant à l'une des communautés religieuses en conflit, est susceptible pour le moins de compromettre la mission dudit intervenant, au pire de porter atteinte à sa sécurité ou celle de ses partenaires. Cet environnement dangereux justifie d'ailleurs que parmi les obligations du salarié, contractuellement formalisées, lui soit imposé au-delà du respect de la réglementation en vigueur, celui des us et coutumes locaux.
Cette obligation était d'ailleurs renforcée par les qualifications et l'expérience du salarié, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, et recruté par une entreprise de conseil dans le domaine de l'information, de l'analyse et de la gestion de risques, l'ayant détaché au Yémen. Dans ces conditions, le refus réitéré par l'intéressé de ne pas porter de barbe à connotation religieuse, est bien de nature à empêcher toute poursuite sécure de sa mission : cela peut conduire à la rupture de son contrat de travail.
De la même manière, tolérer le port par un stagiaire étranger, d'une telle barbe identifiée comme un signe d'appartenance religieuse, au sein d'un service public où s'applique de façon constante un strict principe de neutralité, et en pratique impossible. En premier lieu cette tolérance est de nature à remettre en cause l'autorité de l'État hospitalier, vis-à-vis des usagers qui eux-mêmes ne sont pas soumis à cette obligation de neutralité, et pour certains même la contestent au nom de leur communauté religieuse.
En second lieu cette tolérance peut heurter les agents attachés au principe de laïcité, de même que les institutions représentatives et les partenaires sociaux. Le statut de la fonction publique s'applique à tous ses agents, y compris au praticien stagiaire relevant des articles L. 6134-1 et suivants du Code de la santé publique.
L'arrêt du 12 février 2020 montre ici que le Juge ne tient pas compte de l'ensemble des enjeux qui ressortissent du port de la barbe par les travailleurs. Il ne s'agit pas de modifier les régimes prétoriens élaborés depuis la fin du siècle dernier, mais bien d'y intégrer ces données factuelles nouvelles, tenant en l'inflammation des conflits orientaux, dont les conséquences atteignent maintenant les territoires européens.
Or les relations de travail, dans le secteur public comme dans le secteur privé, connaissent au quotidien de ces tensions exacerbées tant par le contexte géopolitique que par le communautarisme. Et les solutions publiées par les Hautes Cours, spécialement pour des litiges sensibles, sont regardées comme un guide pour la décision managériale ; en l'espèce le signal donné reste imprécis.
Liberté d’apparence, liberté de se vêtir. L'on connaît ces solutions relatives à l'aspect physique et au choix vestimentaire du salarié. Si l'apparence est un des critères illicites de discrimination visés à l'article L. 1132-1 du Code du travail, la liberté de se vêtir n'est pas une liberté fondamentale : elle n’en reçoit pas la protection légale (Cass. soc. 28 mai 2003, n° 02-40.273).
Ainsi l'employeur peut-il imposer le port de l'uniforme, ou interdire certaines tenues, pour des raisons de sécurité ou d'hygiène, voire des raisons commerciales (identification par la clientèle : Cass. soc. 3 juin 2009, n° 08-40.346). De même l'employeur peut-il imposer une tenue propre et décente, notamment pour les salariés en contact avec la clientèle (Cass. soc. 12 novembre 2008, n° 07-42.220).
Encore l'apparence physique d'un salarié peut-elle être contrainte, notamment lorsqu'un motif sécuritaire l'impose. Pour revenir à l'arrêt du 8 juillet 2020, l'employeur faisait état de ce qu'une « apparence pouvait justifier une stigmatisation et mettre en péril sa sécurité … Un comportement ou une apparence inappropriés s'apparentant à celles de groupes terroristes aurait [pu le] mettre sérieusement en danger. »
Il faut rappeler que dans aucune des deux affaires, l'employeur n'exigeait la suppression de la barbe, mais seulement une taille qui écartât toute connotation religieuse. Cette restriction mesurée de la liberté de se vêtir, dès lors que l’attribut en cause n'est pas compatible avec la nature des tâches confiées, pour des raisons de sécurité ou d'ordre public, apparaît à la fois légitime et proportionnée au but recherché.
Or l'exigence d'une justification objective par l'employeur, des raisons de sécurité imposant les restrictions à une liberté individuelle, si elle ne peut être remise en cause, doit être appréciée en fonction de la situation factuelle. Sur ce point le signalement d'un client, d'autant plus lorsque la réalisation de la prestation est délocalisée, constitue la preuve objective d'un risque ou d'un danger encouru localement par le salarié ou ses partenaires.
Si pour reprendre la jurisprudence européenne, les souhaits particuliers d'un client ne constituent pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l'information qu'il révèle ne peut en elle-même être mise en cause : celui qui prétend à son caractère erroné doit démontrer l'abus. La Cour de cassation pouvait sur ce point censurer le juge du fond, sans remettre en cause l'appréciation souveraine des éléments de preuve soumis.
Libertés religieuses. La protection des libertés fondamentales d'opinion et d'expression religieuses, n'interdit pas non plus de restreindre le port de la barbe, dans le secteur privé comme dans le secteur public. L'affaire Babyloup a été l'occasion de préciser le raisonnement (Cass. ass. Plén. 16 juin 2014, n° 13-28.369).
Ainsi l'entreprise n'est pas soumise au principe de laïcité ; l'employeur est donc tenu de respecter et faire respecter les convictions et l’expression religieuses des salariés. En revanche ce principe s'applique à l'entreprise de Droit privé, exerçant une mission de service public : leurs salariés doivent respecter une obligation de neutralité, comme les agents publics (Cass. soc. 19 mars 2013, n° 12-11.690).
Toutefois le règlement intérieur peut restreindre dans toute entreprise la liberté d'expression religieuse, dès lors que cette restriction est motivée par une raison légitime, et proportionnée au but recherché, conformément à l'article L. 1121-1 du Code du travail : ainsi en est-il donc par exemple d'une crèche accueillant des enfants. En tout état de cause, et sauf rupture d'égalité entre travailleurs, un salarié ne peut réclamer un traitement particulier en raison de ses croyances religieuses (Cass. soc. 24 mars 1998, n° 95-44.738).
Enfin l’employeur peut sanctionner toute infraction aux dispositions d’ordre public, telle par exemple que le port du voile islamique intégral, sur le fondement de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, prohibant la dissimulation du visage dans l'espace public. De la même manière peut-il sanctionner les infractions à la réglementation sociale, telle par exemple que les comportements sexistes consistant notamment à refuser de s'adresser à, ou de travailler avec, des collègues féminines (article L. 1142-2-1 du Code du travail).
Cette solution est conforme à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qui approuve la sanction d'un salarié refusant l'exécution d'une tâche pour un motif religieux (CEDH 15 janvier 2013, n° 36516/10). La Cour de Justice de l'Union Européenne quant à elle, admet le licenciement d'une salarié décidant soudainement de porter le voile islamique en contravention avec des dispositions du règlement intérieur (CJUE 14 mars 2017, n° C-157/15), mais condamne celui d'une salarié refusant d’ôter son voile à la demande d'un client de l'entreprise, alors qu'elle a toujours été autorisée à travailler avec celui-ci, et que l'employeur n'a pas cherché à modifier son portefeuille de clientèle (CJUE 14 mars 2017, n° C-188/15, précité).
Pour revenir à l'arrêt du 8 juillet 2020, il serait ainsi intéressant de vérifier si l'employeur avait envisagé avant le licenciement, de modifier l'affectation du salarié récalcitrant, ou les missions qui lui étaient confiées et qui le mettaient en contact avec le public. En revanche il est certain que le règlement intérieur applicable en l'espèce, ne mentionnait pas de principe de neutralité : cela imposait à l'employeur, pour restreindre la liberté d'expression religieuse du personnel, notamment celui en contact avec la clientèle, d'établir objectivement l'existence d'un motif sécuritaire ainsi qu'il a été dit précédemment.
Dans le secteur public au contraire, et sur le fondement du principe de laïcité, il est fait interdiction aux agents de porter un signe d'appartenance religieuse, alors même que l'Administration doit respecter leur liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière, qui serait fondée sur leur religion (CE, avis, 3 mai 2000 n° 217017). Cette solution s'applique notamment de façon constante aux stagiaires du service public hospitalier, qui ne peuvent manifester en service leurs croyances religieuses (CE 28 juillet 2017, n° 390740).
Mais s'agissant précisément du port de la barbe, une décision du Défenseur des droits prévoit que l'on ne peut pas présumer une violation du principe de neutralité, du simple port de la barbe par un agent public. Pourtant l'interdiction de porter la barbe, qui constitue une restriction à une liberté individuelle, peut être imposée si elle est lié à l'hygiène, à la santé et à la sécurité, ainsi que dans le secteur public précisément, à la conciliation avec les devoir de réserve, de neutralité et l'obligation de dignité (Décision-cadre du Défenseur des droits n° 2019-205 du 2 octobre 2019).
Aussi l'arrêt du Conseil d'État du 12 février 2020 peut-il être regardé à travers le prisme de cette synthèse. L'on y relève que la barbe quelle que soit sa taille, ne peut être considérée en elle-même comme un signe d'appartenance religieuse ; or le CHG n'établissait dans cette affaire aucun autre comportement manifestant les convictions religieuses de l'agent.
On ajoute que la convention de stage de six mois, en l'espèce, avait été résiliée plus de quatre mois après sa prise d'effet : le trouble à l’ordre public, s'il existait, allait bientôt s'éteindre de lui-même. Or aucun autre motif technique tenant par exemple aux exigences du fonctionnement d'un bloc opératoire, ne venait motiver la décision du CHG.
On rappelle en revanche que le principe de neutralité des agents de la fonction publique est strict, et ne se limite pas aux signes ostentatoires d'appartenance religieuse, ou au comportement prosélyte. En l'espèce le stagiaire ne niait pas que sa barbe pouvait être perçue comme un signe d'appartenance religieuse, et il refusait de la tailler pour cette raison : au-delà de sa liberté de conscience, la décision de l'employeur pointait justement son refus de se soumettre au principe de neutralité.
Le juge exige toutefois davantage de preuves. Nonobstant la réalité des difficultés de terrain, il demande à l'employeur public de tolérer cette barbe, comme pour tout signe discret d'appartenance religieuse.
3. Statut des militaires. S'agissant de la fonction publique militaire, comme certains statuts spéciaux dans les corps de sécurité (police, sapeurs-pompiers, CRS), certaines adaptations sont admises, on l'a vu, quant au port de la barbe. La décision précitée du Défenseur des droits du 2 octobre 2019, reprend ces dérogations justifiées par des contraintes techniques ou de sécurité, et qui peuvent aller jusqu'à l'interdiction.
Un fascicule fourni, intitulé « Expliquer la laïcité française : une pédagogie par l'exemple de la « laïcité militaire », reprend à destination du public les mécanismes fondamentaux du principe français de laïcité, et les illustre à travers de nombreuses solutions pratiques. Sont expliqués ensuite les mécanismes propres à l'institution militaire, et notamment les enjeux auxquels cette dernière est confrontée tant sur le territoire national que sur les théâtres d'opérations extérieures.
Ce fascicule peut constituer une source d'inspiration efficace aux cadres des forces, dans la gestion de leur personnel. Par ailleurs la nature des missions militaires simplifie souvent le débat : la nécessité de dissimuler une identité ethnique ou religieuse dans un environnement hostile, peut conduire par exemple à raser ou laisser pousser la barbe ou les cheveux.
Des solutions claires sont nécessaires, sinon simples car le problème est complexe, pour appréhender la problématique du fait religieux. S'agissant du port de la barbe, le raisonnement se précise ; il faudra urgemment aborder d'autres questions tout aussi actuelles en la matière, telles que l'enseignement, par exemple, les réseaux sociaux, ou le harcèlement de rue.
Bruno Siau