Voilà un arrêt très intéressant, qui se présente apparemment comme à rebours de la jurisprudence traditionnelle, mais en réalité comme une avancée considérable dans le débat sur l'application dans le temps des revirements de jurisprudence.
Regardé rapidement, il pourrait être vu comme renversant la considération classique selon laquelle, en jurisprudence, nul n'a droit à une jurisprudence figée, de telle manière qu'une décision nouvelle de jurisprudence s'applique immédiatement, y compris à des faits réalisés avant cette décision nouvelle.
Cet arrêt s'inscrit cependant, en premier, dans la suite de plusieurs arrêts du 29 mars 2017 (Cass. com., 29 mars 2017, JCP E 2018, 1131, n°12, obs. D. Mainguy), ce qui n'est pas un argument "fort", et en second, ce qui est plus essentiel, dans la logique de la "nouvelle manière" de raisonner de la Cour de cassation.
La situation juridico-factuelle est d'ailleurs assez ubuesque. Dans un litige commercial, il suffit que l'une des parties invoque l'article L. 442-6 (quelque partie de ce très long et riche article que ce soit), pour que soient compétentes les juridictions désignées dans l'annexe de l'article D. 442-3.
Dans cette espèce, il s'agissait d'un litige engagé par un (ancien, sans doute) concessionnaire Toyota devant le tribunal de grande instance (!) de Nanterre, on imagine sur les conséquences d'une rupture d'un contrat de distribution automobile, Toyota répondant en invoquant les dispositions de l'article L. 442-6, I, 6° du Code de commerce (qui fonde le principe de la tierce complicité possible de la violation d'un contrat de distribution).
Appel est interjeté devant la Cour d'appel de Versailles, qui se trouve devant une difficulté majeure : en principe, l'appel est irrecevable dès lors qu'il est formé contre une décision prise par une juridiction autre que celles visées dans l'article D. 442-6, emportant fin de non recevoir (et donc fin du litige), selon la jurisprudence de la Cour de cassation depuis 2015 (Cass. com. 24 sept. 2013, n°12-21089, Cass. com. 6 sept. 2016, n°14-27085, JCP, E, 2017, 1200, n°13, obs. D. Mainguy), irrecevabilité devant être relevée d’office (Cass. com. 31 mars 2015, n°14-10016). La Cour de Versailles, dans son arrêt de septembre 2016, se considérait ici comme compétente et recevait l'appel, d'où le pourvoi.
Si on appliquait une règle substantielle, on pourrait considérer que, nul ne devant ignorer les normes juridiques applicables, d'une part, nul n'a droit à une jurisprudence figée d'autre part, et que les normes juridiques de source jurisprudentielles sont immédiatement applicables, de troisième part, il devrait en résulter que l'arrêt de la Cour d'appel aurait dû être censuré.
On est cependant face à une règle processuelle : la Cour de cassation, dans ses arrêts du 29 mars 2017, que :
« que cette dernière solution est source, pour les parties, d'insécurité juridique quant à la détermination de la cour d'appel pouvant connaître de leur recours, eu égard aux termes mêmes de l'article D. 442-3 du code de commerce ; qu'elle conduit en outre au maintien de décisions rendues par des juridictions non spécialisées, les recours formés devant les autres cours d'appel que celle de Paris étant déclarés irrecevables, en l'état de cette jurisprudence »
et
« qu'il apparaît donc nécessaire d'amender cette jurisprudence, tout en préservant l'objectif du législateur de confier l'examen des litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du code de commerce à des juridictions spécialisées ; qu'il convient, pour y parvenir, de retenir qu'en application des articles L. 442-6, III, et D. 442-3 du code de commerce, seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d'appel de Paris, de sorte qu'il appartient aux autres cours d'appel, conformément à l'article R. 311-3 du code de l'organisation judiciaire, de connaître de tous les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions situées dans leur ressort qui ne sont pas désignées par le second texte ; qu'il en est ainsi même dans l'hypothèse où celles-ci auront, à tort, statué sur l'application du premier, auquel cas elles devront relever, d'office, l'excès de pouvoir commis par ces juridictions en statuant sur des demandes qui, en ce qu'elles ne relevaient pas de leur pouvoir juridictionnel, étaient irrecevables ».
Appliquant cette solution, l'arrêt du 21 mars 2018 suit la même logique :
Mais attendu que, par plusieurs arrêts rendus le 29 mars 2017 (pourvois n° 15-17.659, 15-24.241 et 15-15.337), la chambre commerciale, financière et économique, amendant sa jurisprudence selon laquelle la cour d’appel de Paris était seule investie du pouvoir juridictionnel de statuer sur les recours formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce, même lorsqu’elles émanaient de juridictions non spécialement désignées par l’article D. 442-3 du même code, a jugé qu’en application des articles L. 442-6, III et D. 442-3 du code de commerce, seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées relevaient de la cour d’appel de Paris ;
Que l’arrêt attaqué, rendu le 28 septembre 2016, se conformant à la jurisprudence ancienne, retient la recevabilité de l’appel, formé le 16 septembre 2015 par la société Best ;
Que l’application, à la présente instance, de la règle issue du revirement de jurisprudence, qui conduirait à retenir l’irrecevabilité de l’appel formé devant la cour d’appel de Paris, aboutirait à priver la société Best, qui ne pouvait ni connaître, ni prévoir, à la date à laquelle elle a exercé son recours, la nouvelle règle jurisprudentielle limitant le pouvoir juridictionnel de la cour d’appel de Paris, d’un procès équitable, au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que la censure de l’arrêt n’est, dès lors, pas encourue ; que le moyen ne peut être accueilli ;
Ce qui est ajouté ici, est un argument tiré de l'article 6§1 de la CEDH et du droit à un procès équitable, plus exactement le principe de l'accès au juge, contre lequel se heurterait frontalement l'application mécanique de la règle de l'irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle. Contre cette logique radicale, une logique de cohérence est finalement retenue.
Ce qui se dessine également, en interligne en quelque sorte, est une forme d'application de la règle, non expressément dite, de l'application d'un revirement de jurisprudence pour le futur, c'est-à-dire pour les faits futurs.
Arrêt n° 318 du 21 mars 2018 (16-28.4122) - Cour de cassation - Chambre commerciale, financière et économique - ECLI:FR:CCASS:2018:CO00318
Concurrence déloyale ou illicite
Rejet
Demandeur : la société Toyota France, société par actions simplifiée
Défendeur : la société Best automobile, société à responsabilité limitée
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 28 septembre 2016), qu’assignée par la société Best automobile (la société Best) en responsabilité contractuelle devant le tribunal de grande instance de Nanterre, la société Toyota France (la société Toyota) a, au soutien d’une demande reconventionnelle, invoqué les dispositions de l’article L. 442-6, I, 6° du code de commerce ; que la cour d’appel de Versailles ayant déclaré irrecevable l’appel formé par la société Best, celle-ci a relevé appel devant la cour d’appel de Paris ; que la société Toyota a contesté la recevabilité de l’appel ;
Attendu que la société Toyota fait grief à l’arrêt de rejeter le déféré contre l’ordonnance du conseiller de la mise en état disant l’appel de la société Best devant la cour d’appel de Paris recevable alors, selon le moyen, qu’en application des articles L. 442-6, III, et D. 442-3 du code de commerce, seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d’appel de Paris, de sorte qu’il appartient aux autres cours d’appel, conformément à l’article R. 311-3 du code de l’organisation judiciaire, de connaître de tous les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions situées dans leur ressort qui ne sont pas désignées par le second texte, fut-ce pour dire que le premier juge irrégulièrement saisi a excédé ses pouvoirs ; qu’il en est ainsi même dans l’hypothèse où celles-ci auront, à tort, statué sur l’application du premier ; qu’en disant l’appel formé devant la cour d’appel de Paris contre le jugement du tribunal de grande instance de Nanterre du 17 mai 2013 recevable, la cour d’appel a excédé ses pouvoirs et violé les articles L. 442-6 et D. 442-3 du code de commerce, ensemble les articles R. 311-3 du code de l’organisation judiciaire et 620 du code de procédure civile ;
Mais attendu que, par plusieurs arrêts rendus le 29 mars 2017 (pourvois n° 15-17.659, 15-24.241 et 15-15.337), la chambre commerciale, financière et économique, amendant sa jurisprudence selon laquelle la cour d’appel de Paris était seule investie du pouvoir juridictionnel de statuer sur les recours formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce, même lorsqu’elles émanaient de juridictions non spécialement désignées par l’article D. 442-3 du même code, a jugé qu’en application des articles L. 442-6, III et D. 442-3 du code de commerce, seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées relevaient de la cour d’appel de Paris ;
Que l’arrêt attaqué, rendu le 28 septembre 2016, se conformant à la jurisprudence ancienne, retient la recevabilité de l’appel, formé le 16 septembre 2015 par la société Best ;
Que l’application, à la présente instance, de la règle issue du revirement de jurisprudence, qui conduirait à retenir l’irrecevabilité de l’appel formé devant la cour d’appel de Paris, aboutirait à priver la société Best, qui ne pouvait ni connaître, ni prévoir, à la date à laquelle elle a exercé son recours, la nouvelle règle jurisprudentielle limitant le pouvoir juridictionnel de la cour d’appel de Paris, d’un procès équitable, au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que la censure de l’arrêt n’est, dès lors, pas encourue ; que le moyen ne peut être accueilli ;
Par ces motifs :
REJETTE le pourvoi ;
Président : Mme Mouillard
Rapporteur : Mme Poillot-Peruzzetto
Avocat général : M. Richard de la Tour, premier avocat général
Avocat(s) : Me Rémy-Corlay